Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/557

Cette page a été validée par deux contributeurs.
553
LES SCIENCES EN FRANCE.

et je pourrais vous montrer facilement que ces fondations, imitées depuis[1] par d’autres personnes, ont jeté plusieurs académies dans des difficultés inextricables. Mais pour ne parler que des prix de vertu, ne semble-t-il pas, monsieur, qu’autant il est honorable pour une nation d’encourager les nobles actions, autant il est indigne de la vertu d’être récompensée en argent et taxée à tant d’écus ? Que l’Académie française soit appelée à décerner des médailles aux hommes dont les actions méritent d’être honorées, on le conçoit ; car à la mort du testateur il n’existait pas d’Académie des Sciences morales. Cependant là devrait, à mon avis, s’arrêter son action, et il faudrait que l’état seul fût chargé de compléter les récompenses nationales, qui devraient surtout avoir pour objet de signaler toujours à l’estime du public ceux qui se rendraient dignes de servir d’exemple à leurs concitoyens. Et d’ailleurs je comprends bien des prix de bienfaisance ou de courage, car ce sont là des qualités parfaitement définies ; mais la vertu en général, est-ce une chose sur laquelle tout le monde soit d’accord, et que l’on ait parfaitement déterminée ? Je ne le pense pas. Sans recourir aux écrits des moralistes ni à cette terrible définition donnée par Brutus au moment de mourir, il serait facile de signaler des cas dans lesquels l’Académie française ne se trouverait probablement pas d’accord avec les peuples dont on invoque sans cesse le témoignage en fait de rigorisme et de vertu, et je doute

  1. Parmi les plus singulières fondations littéraires qui ont été faites dans ces derniers temps, il faut signaler surtout les prix Gobert. L’Académie française et celle des inscriptions et belles-lettres ont été chargées par le testateur de donner chacune une rente de dix mille francs à l’auteur du meilleur travail ou du plus éloquent morceau sur l’histoire de France. Cette somme sera touchée annuellement par l’écrivain qui aura remporté le prix, jusqu’à ce qu’un meilleur ouvrage se présente. Il faudrait un volume pour signaler toutes les difficultés et les inconvéniens auxquels les dispositions testamentaires de M. Gobert ont déjà donné lieu. À la vérité elles peuvent servir actuellement à récompenser des travaux estimables, mais elles finiront nécessairement par donner lieu à une industrie littéraire qui semblait devoir s’arrêter aux portes de l’Institut. On sait combien d’inconvéniens sont nés à l’Académie française des encouragemens et des prix qu’elle distribue aux ouvrages les plus utiles aux mœurs. Ce sujet est si élastique, qu’on prétend, mais je n’ose pas l’affirmer, que l’Académie a mis hors de concours la Science populaire de Claudius, et a pris en considération les Mémoires d’une Poupée. Si de tels faits étaient vrais, il faudrait désespérer des prix, qui paraissent partout diminuer d’importance. Dans le siècle dernier, Euler, Lagrange et Daniel Bernoulli se partageaient ordinairement tous les prix à l’Académie des Sciences ; actuellement il est rare qu’un homme du premier ordre s’occupe des questions proposées par l’Institut.