Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/522

Cette page a été validée par deux contributeurs.
518
REVUE DES DEUX MONDES.

navigation de trois millions de tonneaux ; le nôtre n’en protége que six cent mille, chiffre stationnaire depuis douze ans. Le commerce anglais fait chaque jour de nouvelles conquêtes ; le nôtre va s’appauvrissant, et les tendances d’un vicieux système fiscal ne sont pas la moindre cause de cette décadence.

Point de fausses craintes, mais aussi point de fol espoir. Les forces navales des deux états se balancent, mais il y a inégalité dans les ressources particulières qui les alimentent. Cette situation exclut à la fois les pensées de découragement et les illusions de l’amour-propre ; elle démasque ce qu’il y a de perfide au fond des attaques du torysme anglais, qui n’exagère notre développement maritime que pour soulever à son occasion des animosités jalouses. Maintenant y a-t-il quelque initiative à prendre pour élargir les bases du recrutement naval et assurer à l’avenir d’imposantes réserves d’hommes ? Y a-t-il quelque chose à faire pour doter la France de cette population amphibie qui est l’orgueil et le nerf de l’Angleterre ? Voilà quels sont les points intacts du débat, dégagé des passions qui l’envenimaient. Mais ici se présente un autre côté de la question.

Une nation, si grande qu’elle soit, n’élève pas à la même hauteur la manifestation de ses deux forces militaires. Elle ne peut pas impunément viser à une double prépondérance, continentale et maritime. L’Angleterre semble avoir résumé ses prétentions dans l’empire des mers ; elle a cherché, au prix des plus grands sacrifices, à s’y assurer la suprématie. Dans tous les temps, sur tous les points, ses efforts ont été dirigés de ce côté. Aussi l’organisation de ses troupes de terre a-t-elle dû s’en ressentir. Son armée, dont l’effectif en Europe ne s’élève guère au-dessus de soixante mille combattans, est tout au plus une milice de surveillance et de police intérieure. La tactique et l’instruction y sont très arriérées, l’esprit de corps y manque, la discipline y est encore celle du bâton. En agissant de la sorte, l’Angleterre a eu la conscience du rôle qu’elle est appelée à jouer. Sa topographie insulaire paraissait si bien la défendre contre les entreprises continentales, qu’elle a dû placer dans ses flottes ses plus importans moyens d’attaque et de défense ; elle a cru qu’elle pouvait porter ses vastes ressources sur un point sans se découvrir sur les autres.

La France n’a ni les avantages ni les inconvéniens de cette assiette exceptionnelle. La place qu’elle occupe sur le continent lui affecte une destination dont elle n’a jamais décliné ni les devoirs ni les périls. L’histoire de l’Europe est désormais inséparable des grandeurs militaires de notre patrie, et l’instinct de la grande guerre s’est transmis