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SITUATION FINANCIÈRE DE LA FRANCE.

Juifs, remarquant tes débuts au sein d’Israël, te fit dire par la bouche de Moïse : « Quand tu prêteras de l’argent à mon pauvre peuple, tu ne l’accableras pas[1] ? » On te verrait dans les cités antiques, assis au milieu du marché, devant une table de bois, échanger l’argent du riche contre le gage du pauvre, accepter de l’usure toute la honte, et en partager les profits. Mais patience ! À force de rogner les écus d’autrui, tu en auras un jour assez toi-même pour prendre à bail le champ de l’impôt. Ne cherchez plus dans le Forum l’argentier en plein vent. La civilisation a marché. Le prêteur sur gages est devenu capitaliste. À l’aide des honnêtes sénateurs intéressés dans ses affaires, il obtient des entreprises, des perceptions, des fournitures. Au lieu d’une échoppe, il a un palais, des cliens, des esclaves, nombre d’amis. Il s’est fait une sorte de noblesse pour se tirer tout-à-fait de la plèbe : il est chevalier. Cicéron descend des hauteurs de sa rhétorique pour se mettre à sa portée, et s’applaudit de lui avoir donné dans l’œil[2]. Le vainqueur des Gaulois, César, lui accorde un pot-de-vin pour prix de l’empire, et avant peu le monde aura pour maître Auguste, le petit-fils d’un banquier !

Le déclin de la société romaine est encore favorable à l’agiotage : les empereurs sont faciles en affaires, comme toujours ceux qui se ruinent. Mais la féodalité chrétienne se montre moins traitable. Pour les farouches barons du moyen-âge, juifs, lombards, caorsins, tout ce qui fait trafic de l’argent au péril de son ame, ne compose qu’une seule et même race de mécréans, à laquelle on peut manquer de parole en sûreté de conscience. Le roi d’Angleterre, le roi de Jérusalem et d’autres princes encore semblent un jour s’être donné le mot pour renier à la fois leurs dettes, et réduire à la banqueroute les trop puissans banquiers de Florence. Aussi on prendra ses sûretés à l’avenir, et si on prête, ce sera sur de bons gages, sur les diamans d’une couronne ou la moustache d’Albuquerque.

Vient la monarchie absolue. Trop grande dame pour compter avec ses gens, elle se confie à des surintendans, qui eux-mêmes s’en rapportent à leurs laquais, en se contentant de partager avec eux. On jetait le filet en eau trouble, et tous les coups étaient bons. Mais l’or qu’on amoncelait n’était pas sans alliage. Les traitans étaient peu considérés, et on ne se faisait pas faute d’en pendre quelques-uns pour que le peuple, manquant de pain, eût du moins les jeux du Cirque. Mauvais temps après tout ! Oh ! que vaut mieux pour l’agioteur ce bénin régime que l’Angleterre a l’honneur d’avoir inventé, et qui doit faire le tour du monde ! Il était trop dur d’avoir à compter avec un despote, arbitre absolu des fortunes et des existences. Le pouvoir revu et corrigé est de plus douce composition. Qu’on se figure un pauvre interdit qui a du bien, mais non pas la gestion de son bien ; qui, tourmenté de la démangeaison du bien-vivre, est toujours en quête des usuriers pour en soutirer quelques avances. Aussi l’âge d’or est-il venu pour ceux qui sont initiés aux arcanes

  1. Exode, ch. XXII, v. 25.
  2. Publicanorum in oculis sumus. (Epistola ad Atticum, 2.)