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Et plus tard, tout-à-fait mûr et le plus ingénieux des sceptiques, ne voudra-t-il pas réhabiliter Cyrano ? il appellera Perrault un autre Homère.

Jeune, deux choses entre autres le sauvèrent et permirent qu’à la fin, arrivé à son tour, reposé ou du moins assis, et comptant devant lui les débris amassés, il se fît une richesse. Et d’abord, si sincère qu’il se montrât dans le transport d’expression de ses douleurs juvéniles, il était trop poète pour que son imagination, à certains momens, ne les lui exagérât point beaucoup, et, à d’autres momens aussi, ne les vînt pas distraire et presque guérir. Sa sensibilité, tempérée par la fantaisie, ne prenait pas le malheur dans un sérieux aussi continu que de loin on pourrait le croire. Et par exemple, en ce temps même du Peintre de Saltzbourg, il écrivait le dernier Chapitre de mon Roman, réminiscence très égayée d’une génération légère qui avait eu, comme il l’a très bien dit, Faublas pour Télémaque. J’aime peu à tous égards ce dernier Chapitre, si spirituel qu’il soit ; il rappelle trop son modèle par des côtés non-seulement scabreux, mais un peu vulgaires. Je ne sais en ce genre-là de vraiment délicat que le petit conte : Point de Lendemain, de Denon, qu’on peut citer sans danger puisqu’on ne trouvera nulle part à le lire[1]. Mais, dans ce dernier Chapitre, la mélancolie était raillée, et il y était fait justice des Werthers à la mode, de façon à rassurer contre les autres écrits de l’auteur lui-même. Il ne manque souvent à l’ardeur fiévreuse de la jeunesse et à ces fumeuses exaltations de tête, qu’une soupape de sûreté qui empêche l’explosion et rétablisse de temps en temps l’équilibre : le dernier Chapitre de mon Roman prouverait qu’ici, dès l’origine, cette espèce de garantie était trouvée.

Mais, ce qui sauva surtout Nodier et le tira hors de pair d’entre tous ces faux modèles secondaires auxquels il faisait trop d’honneur en s’y attachant, et qui ne devaient bientôt plus vivre que par lui, c’est tout simplement le talent, le don, le jeu d’écrire, la faculté et le bonheur d’exprimer et de peindre, une plume riche, facile, gracieuse et vraiment charmante, et le plaisir qu’il y a, quand on en est maître, à laisser courir tout cela.

On peut se donner l’agrément, et j’y invite, de lire dans Trilby, dès la troisième ou quatrième page, une certaine phrase infinie qui commence par ces mots : « Quand Jeannie, de retour du lac… » Jamais ruban soyeux fut-il plus flexueusement dévidé, jamais soupir

  1. Paris, 1812, Didot l’aîné ; tiré à très peu d’exemplaires.