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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

tranchée. Il peut certes arriver à un poète dramatique de sortir par aventure du genre familier à son génie intime. Corneille a écrit le Menteur, et le tendre auteur de Bérénice s’est avisé un jour d’une farce très amusante comme par un écart passager de sa muse noble et sévère. Mais alterner, toute sa vie durant, du tragique au comique avec une sérénité inaltérable, nous paraît l’affaire d’un talent studieux bien plus que celle d’un esprit grandement original. Quant au fond même, on l’a suffisamment observé, M. Casimir Delavigne n’a fait guère que refrapper au coin de son exécution particulière des idées primitivement forgées d’un autre métal plus riche et déjà mises en circulation. La philosophie de M. Delavigne, trop superficielle d’ailleurs, ne pénètre jamais aux entrailles mêmes des choses humaines. On s’aperçoit que le poète n’a contemplé ni d’assez haut ni d’un coup d’œil suffisamment scrutateur l’océan moral de son époque. Il croit, faute de réflexion, qu’on peut peindre, soit au théâtre, soit ailleurs, les hommes et les choses, au moyen d’une érudition littéraire ingénieusement combinée.

Toutefois on ne saurait le nier, par ses imperfections même non moins que par ses mérites, M. Casimir Delavigne a conquis depuis plus de vingt ans une faveur, sinon légitime, du moins réelle et dûment assise. Son règne a été des plus soutenus, des plus unis, et presque jamais il n’a donné de démenti à sa paisible autorité. Cette stabilité de talent toujours sûr, cette perpétuité de succès inaltérable, ont bien, il faut le dire, quelque originalité et quelque grandeur. Si dans le détail de l’œuvre, dans l’examen scrupuleux de chaque partie, le poète fournit matière justement à bien des contradictions, et même à de vives censures, vu dans l’ensemble du monument, dans sa majestueuse continuité, il impose et séduit. À défaut d’originalité directe et native, il semble que M. Casimir Delavigne s’en soit fait une après coup, en raison même de son isolement et de ses allures intermédiaires. Il se classe tout à la fois par sa séparation plus ou moins ouverte, mais irrécusable, du mouvement littéraire contemporain, et par sa désertion en quelques points de la tradition antérieure, se maintenant ainsi sur une limite où nul autre n’est rencontré. En plein XIXe siècle, son rôle caractéristique est de ne paraître ni tout-à-fait de son temps, ni tout-à-fait d’aucun autre, soit du XVIIe siècle, soit du XVIIIe. Vivant à l’écart, loin du bruit et de la mêlée, à l’abri des influences trop tyranniques, composant à loisir dans la plus scrupuleuse attention, l’auteur de la Fille du Cid a poursuivi son système, tout répréhensible qu’il soit, avec calme, sang-froid et dignité, pa-