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monopole de la scène française. Entre ces deux extrêmes en lutte, ce fut l’instinct (sans cesse avisé) de M. Delavigne d’observer un prudent milieu, toutefois en inclinant un peu vers le genre nouveau que le public semblait adopter de préférence. Marino Faliero, transporté du Théâtre-Français à la Porte-Saint-Martin, en même temps qu’il consacrait une scène libre, signalait un premier degré d’affranchissement dans le système dramatique du poète. C’était un premier pas tenté dans la voie de l’innovation. Le fidèle disciple de Racine et de Voltaire s’était écarté cette fois du giron des maîtres en gardant néanmoins quelques entraves. La conspiration du doge Marin Falier contre le sénat de Venise si bien racontée par les chroniques de Sanuto, et qui avait déjà produit un drame sans succès de lord Byron, venait de fournir à M. Casimir Delavigne le thème d’une composition libre, dans laquelle, traduisant d’une part et inventant de l’autre, il avait su interpréter l’histoire à sa guise. En bien des endroits, l’imitation de Byron était flagrante, toujours d’ailleurs employée à utile effet ; mais, averti par l’insuccès du poète anglais, M. Delavigne avait surtout visé à un intérêt dramatique plus vif, et ne craignit point de sacrifier, pour l’atteindre, soit la vérité, soit l’intégrité des caractères. Son doge, par exemple, ne ressemble guère à ce patricien de l’histoire, irascible, violent, intraitable sur l’offense faite à son honneur, pour l’honneur seul, et du reste, ainsi que l’a peint Byron, se mêlant avec une sensible répugnance à des conspirateurs plébéiens. Il s’est changé, grace à M. Delavigne, en un vieillard amoureux, plus jaloux de sa femme que de sa dignité personnelle, se confondant volontiers avec le peuple dans une vengeance commune, et qu’on dirait empreint quelque peu d’une teinte de moderne libéralisme.

Mes vœux tendent plus haut : oui, je fus prince à Rhode,
Général à Zara, doge à Venise ; eh bien !
Je ne veux pas descendre, et me fais citoyen.

N’est-ce pas là un reflet du carbonaro de la restauration, conspirant lui aussi et criant tout aussi fort dans son club que Faliero sur la place publique ? La part d’invention de M. Delavigne gisait dans quelques ressorts nouveaux et en d’heureux développemens de passion. Des scènes imaginées avec talent, telles que la provocation de Sténo et l’interrogatoire de Bertram, lui appartenaient en propre. Dans la scène entre Israël et le doge, le second inventeur suivait de près son modèle. Si l’on avait à regretter la candeur et la pureté