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instrumens, et coulent des fontaines de bon vin[1] ; de tous côtés, au lieu des fades odeurs de la myrrhe et de l’encens, on respire les parfums d’excellens jambons ou de côtelettes grillées[2].

Cassandrino, en se mêlant aux fêtes de la villa Borghèse, a fait la rencontre d’une belle eminente, et, selon sa coutume, il est devenu subitement amoureux. Disons d’abord que les eminentes de Rome sont les femmes des marchés, qui, dans ces grandes occasions, ne portent que des robes de soie des couleurs les plus vives, et qui ne se croient pas décemment vêtues, si elles ne se couvrent de rubans bigarrés comme les madones. Cassandrino, depuis qu’il voit folâtrer autour de lui toutes les nymphes de la villa Borghèse, a des retours de jeunesse extraordinaires ; c’est au point qu’il finit par se tromper lui-même, et qu’il n’est pas bien certain d’avoir passé la cinquantaine. A-t-il des cheveux blancs ? Il en doute fort ; si sa tête est parfaitement blanche, c’est qu’il la poudre tous les matins. En faisant ces réflexions, il accoste l’eminente : « Le miel semble couler de vos lèvres avec chacune de vos paroles, lui dit-il galamment, et vos dédains ont la douceur de l’huile de Lucques[3]. » À la suite de ces aimables propos, il lui offre pour un paoletto de friandises. L’eminente n’a garde de refuser. Cassandrino, encouragé par ce premier succès, hasarde une déclaration plus claire. L’eminente est sur le retour ; elle songe dès-lors à se faire épouser, et répond au vieux garçon avec une sorte de timidité encourageante qui lui fait perdre la

  1. Da fuochi, ed archi, e di Cuccagna un monte,
    Con suoni, e canti, e di buon vivo un fonte
    .

    <p<
    (Poème des Horaces et des Curiaces.)

  2. Cuccagna respondear gli scoglie et il mare ;
    Cuccagna il cielo, e I venti imbalsamati
    Di mille odor soavi, e sensa pare
    Che spirando veniar di tutti i lati,
    Non d’incenso, di mirra, ovver di costo,
    Ma d’ salami, di braggiole arrosto
    .

    « Cocagne, répondaient les rocs et la mer ; Cocagne, redisaient le ciel et les vents embaumés de mille odeurs suaves et sans égales, non pas de celles de la myrrhe et de l’encens, mais des parfums du jambon et des côtelettes rôties. »

    (Le pays de Cocagne, par Rossi.)

    Dans ce pays, selon l’auteur, les petits cochons croissent tout rôtis sur les arbres, et crient aux passans : Venez me manger. Les côtelettes servent de feuillage et les jambonneaux de figues, etc. Ce poème rappelle un peu les Fantaisies de Cyrano de Bergerac et le Voyage à l’île des Plaisirs de Fénelon.

  3. Avete nel parlare il miele in bocca,
    E i vostri sdegni son’ oglio di Lucca
    .