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tion d’originalité, nous reprocherons à la Fille du Cid de manquer d’animation et de mouvement ; ce n’est pas une tragédie, mais une ballade dialoguée avec élégance, où la périphrase usurpe trop souvent la place du mot propre, où la période descriptive semble demander grace pour la rudesse tragique. Ballade ou tragédie, la Fille du Cid n’est pas une œuvre de premier ordre ; mais elle mérite les applaudissemens qu’elle a obtenus. Qu’on nous permette seulement d’adresser à M. Delavigne une simple question : puisqu’il n’a pas cru déroger en imitant plusieurs passages d’Hernani, pourquoi donc a-t-il combattu si vivement la candidature académique de M. Hugo ? Si M. Hugo est un hérésiarque aux yeux de M. Delavigne, pourquoi M. Delavigne se permet-il d’imiter M. Hugo ? Ne craint-il pas d’encourir la censure de sa compagnie ?

M. Guyon, chargé du rôle du Cid, a dit le premier acte beaucoup trop lentement ; mais il a eu de beaux momens dans le second acte, et surtout dans la scène où il console Rodrigue et essaie de lui persuader qu’il ne manque pas de courage. Cette scène, empruntée tout entière au Romancero, a trouvé dans M. Guyon un habile interprète. Quant à Mlle Émilie Guyon, chargée du rôle d’Elvire, nous sommes forcés d’avouer qu’elle n’a pas justifié les éloges prématurés qu’on lui avait décernés. Son port n’est pas sans noblesse, mais sa voix rappelle tour à tour les intonations de Mlle Noblet, de Mlle Rabut, de Mlle Brocard et de Mlle Charton ; c’est dire assez qu’elle est absolument dépourvue d’originalité ; les gestes de Mlle Émilie Guyon ont l’air d’appartenir plutôt à la mémoire qu’à l’émotion. Cependant la jeune débutante a dit dans la soirée deux mots avec une vérité qui a vivement ému l’auditoire. Mais on ne peut, sans ridicule, comparer Mlle Guyon à Mlle Rachel, car Mlle Guyon ne possède ni l’ironie superbe, ni la diction savante qui ont fondé et qui soutiennent la légitime renommée de Mlle Rachel.


V. de Mars.