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REVUE DES DEUX MONDES.

Ginevra. — Jamais ! le tombeau est entre nous ; la main du ciel nous a séparés ; lui-même l’a reconnu quand sa porte s’est fermée sur moi et m’a chassée. Ta porte seule et celle d’un couvent se rouvriront pour moi dans ce monde : bientôt tu m’y conduiras. Donne-moi un abri jusqu’au matin ; tu as une mère ?

Antonio. — Une bonne mère, Dieu merci, ferme, pieuse et charitable. Elle sera la vôtre, madame, tant que mon humble demeure vous possédera. Elle va se lever, vous conduire à votre chambre, et vous traitera comme sa fille.

Ginevra. — Le ciel soit loué !… Voyez comme je marche bien.




Ginevra passe cinq jours entiers chez Antonio, dont le monologue suivant mérite bien d’être cité :


Antonio. — Cinq jours de bonheur, et pas une ame qui sache le trésor que cette maison renferme. Tout le monde l’aime ici. Elle a pris la main de ma mère, et elle aime ses yeux. Hier, elle a deux fois prononcé mon nom au lieu d’un autre qu’elle voulait dire. Aussi, je suis fier, puissant : quel bonheur c’est que l’amour, avec le plus faible soupçon d’être aimé ! Je ne sais comment ma situation pourrait changer pour devenir meilleure, plus délicieuse et plus sainte ! Je ne touche plus terre, et je ne vois rien, comme si cet unique secret me faisait vivre. Il n’y a plus au monde que deux êtres, elle, que je contemple, et moi, qui la vois toujours.




Le mari vient réclamer sa femme et l’emmène chez lui. Les amis d’Antonio, jeunes gentilshommes, narguent Agolanti dans son salon même. Il frappe l’un d’entre eux de son poignard, est frappé à son tour, meurt, et Ginevra devient la femme d’Antonio.

Telles sont les diverses tentatives qui, dans ces dernières années, ont commencé la réhabilitation du drame britannique. Je n’ai point parlé d’une tragédie classique, œuvre de l’avocat Talfourd, et qui a fait grand bruit parmi les littérateurs et les gens du monde. Elle est intitulée Ion, et se distingue par une imitation très exacte des formes grecques, une versification élégante, un coloris pur, une certaine grace calme heureusement empruntée à la muse de Sophocle. Le succès théâtral ne peut couronner ce genre de supériorité toute littéraire. Les pièces de Bulwer, surtout le Capitaine de Vaisseau, réunissent dans des proportions heureuses l’intérêt populaire et la poésie. Mais, réussira-t-on à régénérer la scène anglaise ? On peut en douter. Nous nous sommes souvent expliqué sur la phase unique du drame dans la vie des peuples ; l’Europe entière, emportée par des mouvemens inconnus, s’éloigne tous les jours de ce temps de l’adolescence ingénue où le drame est pour les nations une puissance, un besoin et une gloire.


Philarète Chasles.