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DU THÉÂTRE EN ANGLETERRE.

rolle, et que la pluie a couchée sur le sol humide, est celle que nous aimons le plus lorsque nos mains patientes la relèvent. N’était-il pas tout pour moi, celui que j’avais fait revivre ? Je l’avais vu languissant et pâle, à demi couvert du linceul ; enfin, d’espérance en espérance, après bien des jours de veille et des nuits d’angoisses, il m’apparut presque vivant ; la première aurore de la santé renaissait sur sa joue pâle ; puis, plus brillant, plus fort, plus joyeux, la plénitude de la vie brilla sur son front ; lumière ! chaleur ! existence !

Lorenzo. — Et il vous quitta ?

Mariana. — Hélas, il le voulut ! Le jour une fois fixé, il prétexta des délais, et de nouveaux délais encore. Enfin il partit.

Lorenzo. — Vous le suivîtes à Mantoue ?

Mariana. — Que pouvais-je faire ? Il emportait tout avec lui : souvenirs, plaisir, bonheur, l’azur des lacs, la beauté du ciel, la fraîcheur des montagnes. Je le suivis à Mantoue pour respirer l’air qu’il respirait, pour marcher sur la terre qui le portait, pour voir les choses qu’il voyait, le voir peut-être, peut-être l’entendre, peut-être le toucher… l’aimer toujours et rester inconnue ! »


Cette grace élégiaque, supplément insuffisant de la vérité et de la force dramatiques, se répand jusque sur les portions tragiques de la pièce. Elle envahit même une vigoureuse scène, d’une invention forte et heureuse, dans laquelle Saint-Pierre, le traître subalterne, seul avec Ferrardo, son maître, écrit sous sa dictée, ou plutôt fait semblant d’écrire une lettre qui compromettra la duchesse. Saint-Pierre est sans armes ; Ferrardo a un bon poignard. Au lieu de rédiger la lettre qu’on lui demande, Saint-Pierre transcrit mot pour mot la conversation de Ferrardo ; puis, s’emparant du poignard par un tour d’adresse, il contraint l’homme dont il veut se venger à signer ce document contre lui-même. Nous dépouillerons cette scène de quelques déclamations sentimentales, très ridicules dans la bouche de pareils coquins ; ainsi réduite, elle mérite d’être citée :


Saint-Pierre, écrivant. — Avez-vous fini de dicter ?

Ferrardo. — Oui.

Saint-Pierre. — Parbleu, et moi d’écrire !… Bien commencé, bien continué ; la fin surtout est excellente. Votre altesse jugera mon style… Diable ! un mot pour un autre ! Avez-vous un grattoir, un canif, quelque instrument tranchant ?

Ferrardo. — Non.

Saint-Pierre. — Ce poignard, si la lame en est bonne ?

Ferrardo. — Prenez-le.

Saint-Pierre, regardant le poignard. — Excellente ! Maintenant, seigneur duc, lisez et signez.

Ferrardo, lisant. — Qu’avez-vous écrit là ? C’est ma confession !

Saint-Pierre. — Vous le dites.

Ferrardo. — J’y retrouve mot pour mot notre conversation de tout à l’heure.

Saint-Pierre. — Pas une syllabe de plus ni de moins. Je ferais un assez