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jestueux vieillard à longue barbe, le jeune homme dans sa première beauté, l’athlète aux muscles nerveux, la femme plus souple, plus moelleuse et plus blanche que le cygne ; toutes les passions, tous les désirs, toutes les idées ; la laideur même et sa beauté, qui est l’énergie, voilà ce que je voudrais saisir et créer d’un mot. Ô Dieu ! permets-moi de les reproduire, ces beautés que poursuit mon inutile amour, forêts, vallées, miroir de l’Océan, lacs étincelans sous le soleil qui naît, et vous, labyrinthes de bronze, pyramides de pierre, villes peuplées d’hommes ; et vous, agitations, passions, cruautés, ambitions, dont le cœur se nourrit et dont il meurt ! Qui me donnera des couleurs pour tout exprimer, et des paroles pour tout reproduire, et des notes musicales pour imiter les mouvemens mystérieux de l’ame et les inconnus balancemens des planètes ! qui me permettra d’épuiser tout ce que le monde et la vie offrent à l’admiration et à l’amour, jusqu’à ce que Dieu me reprenne à lui, lui l’éternel amour ! (Paracelse soupire.)

Aprile. — Tu soupires ? Tu n’es donc pas mon roi ! Tu n’as point passé par mes épreuves ; tu n’as pas souffert de mes souffrances.

Paracelse. — Continue.

Aprile. — Tu n’as pas, comme moi, arrêté ton regard sur le soleil idéal jusqu’à devenir aveugle. Tu as cherché la cause de tout, et non la sympathie et l’amour des choses divines. On prétend qu’il y a partout des squelettes, dans les fleurs, dans les arbres, dans les étoiles même qui resplendissent là-haut. Ces squelettes, tu les a cherchés. En es-tu plus heureux ?

Paracelse. — Non.

Aprile. — Tu t’occupes à démeubler la nature, moi je la meuble. Cette société des hommes avec leurs lois et leurs coutumes est pour moi une île déserte. J’y bâtis mon palais comme je puis. La réalité est vulgaire, je la transforme. Les coquillages amassés au bord de la mer sont mes diamans, les branches des arbres sont les arcades de mon palais, le jonc tressé remplace le tapis de pourpre, l’imagination est ma servante, et l’opulente fée obéit à toutes mes volontés. Amour universel, sympathie sans bornes ! Dans le cœur du paysan et du berger, je découvre une pensée qui est l’essence de la poésie ; et ce qu’il y a de plus vulgaire au monde, la branche desséchée qui tombe dans les cavernes de ma poésie, en sort parée de cristaux qui brillent au soleil. Ô maître orgueilleux, as-tu ce pouvoir ? N’as-tu jamais senti cette ivresse ? N’as-tu jamais été conduit au désespoir par l’aspiration vers la beauté, et des milliers de fantômes n’ont-ils pas flotté devant toi pour te mener au précipice ? N’as-tu pas compris l’impuissance des sons pour reproduire les accens de l’ame, celle des couleurs et des formes, celle des rhythmes et des mots ? N’as-tu pas vu que plus la pensée grandit et s’élève, plus la parole devient faible et débile ? Dis-moi cela, monseigneur ?

Paracelse. — Le désir de connaître a son impuissance ; l’homme n’est que faible poussière !

Aprile. — Tu pleures ! toi, des larmes ! toi, le maître ! toi, le roi !

Paracelse. — Nous sommes misérables tous deux. Apprends à connaître, et que Dieu m’apprenne à aimer. Qu’il nous pardonne à tous deux, êtres ambitieux et impuissans ! Nous avons rêvé, Aprile, et nous nous éveillons. Nous sommes deux voyageurs transportés dans un monde de féerie et qui se retrouvent tout à coup auprès de leur foyer. Nous portons les cicatrices du voyage, mais nous avons aussi les bracelets d’or et les colliers de perles dont nos bras ont été