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quelques mois. Puis ses liens se rompirent, et ses apôtres les plus ardens devinrent de bons et pacifiques bourgeois, qui vivent aujourd’hui fort bien avec la police et la censure. L’un d’eux, qui avait lancé un anathème irrévocable sur le mariage, fut le premier à se marier. Un autre, qui s’était acquis un certain renom par sa fougue démagogique, a employé le produit d’un de ses derniers livres à faire faire une livrée, et travaille aujourd’hui à se composer des armoiries.

Maintenant il n’y a plus d’école littéraire en Allemagne, ou plutôt il y a autant d’écoles qu’il y a d’hommes écrivant un livre. Le savant qui donne une nouvelle interprétation à un texte ancien fait école ; le poète qui emploie une nouvelle combinaison de syllabes et un nouveau rhythme fait école. Le critique fait école par un paradoxe, l’historien par une citation, le romancier par la mélodie d’une phrase d’amour ou l’effet inattendu d’un meurtre. Dès que le livre qui renferme une de ces hautes révélations est livré au public, il apparaît dans le camp littéraire comme un drapeau autour duquel tous les guérillas de la presse se hâtent d’accourir. Ceux-ci l’attaquent, ceux-là le défendent. Les deux partis font assaut de dilemmes, de métaphores et de citations. On dirait une des luttes scholastiques du moyen-âge, et le résultat de cette lutte c’est un amas d’articles de journaux, de livres et de brochures que le temps balaie dans le Léthé de la littérature.

La nature de la langue allemande contribue encore à augmenter le nombre de ces sectes éphémères. Elle est elle-même soumise chaque jour à de nouveaux essais et à de nouvelles analyses ; car les hommes du XVIIIe siècle l’ont bien élevée à une grande hauteur, mais ne l’ont pas fixée. Nulle académie ne la régente, et nul professeur de rhétorique ne lui prescrit ses allures. Elle ne doit pas, comme la nôtre, marcher prudemment sur la lisière d’un sentier dont on connaît tous les détours, éviter les locutions vieillies et fuir devant les innovations. Elle se prête à toutes les fantaisies de l’écrivain. Elle est grave, elle est légère. Elle prend le manteau du moyen-âge ou la robe de gaze des temps modernes. Elle se bariole de néologismes, elle s’entortille dans de longues phrases. Elle compose des mots, invente des adjectifs et crée des inversions. Au sud, elle adoucit ses syllabes et vocalise ses consonnes pour flatter l’oreille des femmes et des poètes. Au nord, elle corrobore ses sons et ne recule devant aucune des aspérités de la philosophie et de la dialectique. Ici c’est un rude canevas hérissé de mots étrangers, de verbes transformés en substantifs, de lourdes tirades qui se moquent impunément de la ponctuation. Là c’est une délicate broderie dessinée avec art et travaillée soigneusement dans tous ses détails. Bref, l’Allemagne a autant de langues différentes qu’elle a de différentes natures d’esprit. La langue du poète n’est pas celle de l’historien, et celle du philosophe ne ressemble nullement à celle du romancier. Hegel s’est fait un dialecte dont le tiers des mots ne se trouve dans aucun dictionnaire, et d’autres écrivains rendraient certainement service à celui qui essaie de les lire s’ils voulaient bien adjoindre à leurs œuvres un petit bout de glossaire et quelques notes explicatives ; car, s’il résulte de toute cette variété de styles une