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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

les grands hommes de Weimar étonnaient le monde par la majesté de leurs œuvres, où Tieck bâtissait son palais de fées avec les colonnettes et les rosaces du moyen-âge, où Novalis racontait ses merveilleuses visions, où les frères Schlegel développaient leurs élégantes théories, où Paul Richter parcourait d’un pas de géant le domaine sans fin de l’imagination. Les génies éminens sont morts, et les hommes secondaires, qui leur ont survécu s’arrêtent dans la lice, fatigués par l’âge, ou surpris par un prompt sommeil. Le premier d’eux tous, le plus fort après les forts, Tieck, ne reprend plus que de temps à autre et d’une main affaiblie l’ingénieux canevas qu’il couvrit autrefois de tant de fleurs charmantes et de tant d’arabesques. Uhland a jeté sa harpe mélancolique et chevaleresque dans les orageux débats de la tribune. Grillparzer s’est laissé prendre à l’indolence de la vie autrichienne. A. W. Schlegel écrit des vers saphiques pour le prince royal de Prusse, et depuis plusieurs années la muse rêveuse et moqueuse de Henri Heine a cessé de soupirer ses douces et amères chansons.

Le temps des grandes œuvres n’est plus. Goethe acheva lui-même cette ère éclatante dont il avait successivement parcouru toutes les phases. Comme un maître jaloux qui surveille jusqu’au bout la tâche qu’il a entreprise, il vit les moissonneurs s’en aller l’un après l’autre, et descendit dans la tombe, fermant derrière lui la porte d’ivoire, ouverte par Klopstock et Lessing. Quand cet homme ne fut plus, ceux qu’il avait arrêtés par la puissance de son regard crurent que l’heure était venue où ils pouvaient impunément régner à leur tour, et ils se jetèrent sur ses dépouilles, comme autrefois les centurions ambitieux se jetaient sur celles des empereurs. À celui-ci son sceptre, à celui-là sa couronne, lourd fardeau qui écrasait leur corps débile. La grande ombre du poète dut bien rire de cette mascarade. Puis, lorsqu’ils virent qu’en prenant le manteau de Goethe, ils disparaîtraient tout entiers sous ses larges plis, ils se mirent à nier celui qu’ils ne pouvaient remplacer. Ils abandonnèrent la voie qu’il avait faite si large et si belle, formèrent entre eux une société régénératrice qui s’appela fièrement la Jeune Allemagne, et, dès le premier jour de sa formation, se mit à prêcher et à dogmatiser. Entre autres idées nationales, cette société élevait au-dessus de tous les génies celui de Voltaire ; entre autres idées neuves et originales, elle enseignait le saint-simonisme. Elle fonda des journaux[1], elle écrivit des drames, des romans, des poèmes, s’imaginant qu’à chaque brochure elle allait réformer le monde, prenant pour des succès le scandale produit par ses paradoxes, et s’enivrant de l’encens qu’elle se donnait libéralement à elle-même. Lorsqu’elle eut développé toutes ses théories et dépeint fort au long les avantages de sa morale et les beautés de son style, au moment où elle allait, selon toute probabilité, clore la porte d’un temple ouvert en vain aux prosélytes, et s’endormir dans l’aridité de son œuvre et le néant de sa gloire, la police lui rendit le service de la persécuter, ce qui la raviva encore pour

  1. L’un des principaux était le Phénix. Il est mort sur son bûcher, et rien n’annonce qu’il renaîtra.