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une rangée de noyers, et alors je m’assieds et je lis en m’interrompant souvent pour méditer ou pour rêver. Tu as bien embelli ma promenade d’avant-hier. Je l’ai commencée en t’écrivant dans ma tête une lettre charmante. Il ne m’en est rien resté ou presque rien ; — mais j’ai eu une heure qui m’a rappelé ma vie de dix-huit ans, et je te l’ai due, mon bon ami. Cela ne te fait-il pas plaisir, et n’aimes-tu pas que je te le dise ?

« J’ai toujours le projet d’écrire sur le congrès de Vérone ; en attendant, je continue mes lectures, et j’ai commencé à jeter sur le papier les idées fondamentales de l’ouvrage qui est ma pensée habituelle. Plus j’avance, plus je pénètre, et plus je vois les ombres grandir autour de moi. Bonald a des choses profondes et admirables ; il en a d’autres qui font sourire de pitié ou qui excitent l’indignation. Bonald et Tracy sont d’accord pour déprécier les anciens, ces anciens à qui nous devons tant, et dont les reliques vénérables ont renouvelé la civilisation, qui avait péri. Le christianisme a peut-être empêché qu’elle ne s’abîmât tout-à-fait au milieu des barbares ; mais sa renaissance est due aux anciens. Maintenant nous bafouons nos maîtres, et nous nous proclamons sages, éclairés, grands, lorsqu’il se passe autour de nous tant de choses qui devraient nous humilier… Il me paraît nécessaire, et d’ailleurs radicalement vrai, d’établir une différence essentielle entre l’utilité générale et l’utilité individuelle. L’utilité générale, que j’appelle aussi, pour me l’expliquer à moi-même, égalité de la liberté, doit être le but des lois. Cette utilité générale est aussi le bonheur, et le plus grand bonheur de tous les individus. Le bonheur est de faire ce qu’on veut. Pour que tous l’aient, il faut ne rien faire de nuisible à autrui. Le développement des droits de l’homme est le but du législateur, comme l’enseignement du Décalogue est le but du prêtre. Dieu est le centre de tout cela. La soumission du fort aux lois qui protègent le faible ne peut pas s’expliquer sans Dieu. La liberté de tous ne peut exister que dans l’état social. À quelles conditions ? comment ? La première chose est de mettre la liberté au-dessus du pouvoir de la majorité. C’est ce que Rousseau n’a nullement fait. Certes on ne peut pas l’y mettre tout entière, car il n’y aurait pas d’existence sociale possible. Mais, pour les garanties principales de l’individu, ou, en d’autres termes, quant à la portion la plus précieuse de la liberté, je pense qu’elle ne peut pas être livrée à la discrétion de la majorité. Il reste à celle-ci les lois constitutionnelles et les lois administratives. J’appellerais lois sociales celles qui délimitent l’exercice de la liberté de chaque individu pour