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longues fatigues, et il semblait né pour les travaux de la guerre. Il aimait passionnément ce métier. Il avait été capitaine de grenadiers, et personne n’avait plus reçu que lui de la nature, au physique comme au moral, ce qui fait le vrai soldat. Son geste était animé, mais sérieux ; toute sa personne et son seul aspect donnaient l’idée de la force.

Je n’ai jamais vu de plus touchant spectacle que celui de cet homme si fort, qui avait tant besoin d’air pour dilater sa poitrine, de mouvement pour exercer ses membres robustes et son inépuisable activité, se métamorphosant en une véritable sœur de charité, tantôt silencieux, tantôt gai, retenant sa parole et presque son souffle pour ne pas ébranler la frêle créature à laquelle il s’intéressait. La bonté de la faiblesse n’est guère séduisante, car on se dit : C’est peut-être de la faiblesse encore ; mais la tendresse de la force a un charme presque divin.

Nous avions au fond les mêmes opinions, et il n’a pas peu contribué à m’affermir dans mes bonnes croyances. Comme moi, il était profondément constitutionnel, ni servile ni démocrate, sans envie et sans insolence. Il n’avait aucune ambition ni de fortune ni de rang, et le bien-être matériel lui était indifférent ; mais il avait l’ambition de la gloire. De même en morale il chérissait sincèrement la vertu, il avait le culte du devoir, mais aussi le besoin d’aimer et d’être aimé, et l’amour ou une amitié tendre était nécessaire à son cœur. En religion, il passait en Italie pour un homme d’une grande piété, et en effet, il était plein de respect pour le christianisme, dont il avait fait une étude attentive. Il était même un peu théologien. Il me racontait qu’en Suisse il argumentait contre les théologiens protestans, et défendait le catholicisme ; mais sa foi n’était pas celle de Manzoni, et je n’ai guère vu au fond de son cœur plus que la foi du vicaire savoyard. Avide de comprendre et de savoir, d’ailleurs rattachant tout à la politique, il dévorait dans mes livres tout ce qui tenait à la morale et à la pratique. Quoique libéral, ou plutôt parce qu’il l’était véritablement, il redoutait l’influence des déclamations prétendues libérales, et en voyant la foi religieuse s’affaiblir dans la société européenne, il sentait d’autant plus le besoin d’une philosophie morale, noble et élevée. Il possédait naturellement la bonne métaphysique dans une ame généreuse bien cultivée. Personne au monde ne m’a tant encouragé et soutenu dans ma carrière philosophique. Mes desseins étaient devenus les siens, et s’il fût resté en France, il aurait donné à la bonne cause philosophique, dans ses applications morales