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nous pas conquise par droit divin sur tous les siècles et sur tous les peuples qui viennent aujourd’hui nous redemander humblement les leçons qu’ils nous ont données ? N’avons-nous pas importé chez nous, et ceci à l’exclusion des nations que nous avons bien réellement dépossédées, la peinture qui ne fleurit plus que chez nous ? Où est l’école romaine aujourd’hui ? Dans l’atelier de M. Ingres. Où est la couleur vénitienne ? Sur la palette de Delacroix. Où est l’énergie du pinceau flamand ? Sur les toiles de Decamps. Où est la gravure anglaise ? À Paris, dans la mansarde de Calamatta et Mercurj, dont le génie s’est naturalisé français ; car les plus grands artistes étrangers l’ont dit, et ce mot est devenu proverbial : La France est la vraie patrie des artistes. Et maintenant nous voudrions répudier nos maîtres ! Mais cela n’est pas dans l’esprit de la nation, et jamais on n’a plus profondément méconnu le caractère ardemment sympathique du Français et son généreux enthousiasme pour toute espèce d’éducation, que le jour où on a prononcé dans l’assemblée représentative de la France, qu’il n’y aurait plus d’art étranger en France. N’envoyez donc plus vos peintres et vos musiciens se former à Rome, anéantissez donc les trésors de vos musées, rayez donc Guillaume Tell et le Comte Ory du répertoire de votre Académie Royale ; faites plus si vous pouvez, détruisez toute notion d’art dans le monde élégant et chez le peuple. Brûlez tous les magasins de musique qui vivent de partitions allemandes et italiennes ; fermez le Conservatoire, qui a le mauvais goût de nous faire entendre un peu de Beethoven, de Haydn et de Mozart ; de temps en temps condamnez à mort le patriarche Cherubini, car celui-là ne se soumettra pas volontiers à l’arrêt. Confirmez la sentence qui a exilé Spontini ; faites déporter Lablache, Rubini, Tamburini ; défendez à Mlle Grisi de nous montrer le type le plus pur et le plus parfait de la beauté grecque ; envoyez le génie de Pauline Garcia se glacer en Russie, et quand vous aurez fait tout cela, tâchez d’interdire à nos gamins de Paris de chanter dans la rue le rataplan des Huguenots ; brisez enfin jusqu’aux orgues de Barbarie, qui jouent sous vos fenêtres le chœur des chasseurs de Robin des bois ou le Di tanti palpiti, aussi populaires que la Marseillaise et Vive Henri IV.

Ne dites pas, à ce propos, que la musique étrangère est suffisamment connue en France. Elle n’est encore que vulgarisée, ce qui ne veut pas du tout dire qu’elle soit comprise ; et je le répète, notre éducation musicale, loin d’être achevée, commence tout au plus. Aura-t-elle un succès aussi rapide que la peinture ? Je ne le pense pas. Il est de la nature même de la musique de suivre une marche plus lente, parce qu’elle est le plus idéal de tous les arts. Pouvons-nous même nous flatter que nous arriverons à surpasser les Allemands et les Italiens en composition et en exécution musicale, comme nous surpassons en peinture nos contemporains étrangers ? Je n’oserais vous le promettre. Peut-être la nature, qui jusqu’ici leur a été plus généreuse qu’à nous sous ce rapport, continuera-t-elle à les placer au-dessus de nous, comme des maîtres chéris et vénérés. Raison de plus de les retenir chez nous, car, privés d’eux, nous n’avons plus guère de progrès à espérer. Ne dites pas non plus que les maîtres