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HISTORIENS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE.

capitale de son enseignement n’est pas publiée encore ; mais nous qui l’avons entendu dans sa chaire, il nous est permis d’en juger. En gravissant avec effort et courage, en mesurant à chaque pas ces hauteurs qui séparent les temps, et où l’on peut dire au sens propre qu’a lieu le partage des eaux (divortia aquarum), M. Ampère est arrivé à dominer avec étendue et certitude les siècles plus connus qui suivent et qui ne font plus que collines ou plaines ; il faut voir comme, sans hasarder, sans faire d’irruption fougueuse, et toujours avec sa hardiesse régulière, il y porte des directions neuves et longues, ou les prend à la descente par des revers justes, mais inattendus. Ce qu’en partant communément du Louis XIV et en remontant aussi haut qu’on le pouvait, on proclamait çà et là, dans les divers genres, comme des points extrêmes et des limites littéraires, n’est plus, dans la vraie perspective où il se place, qu’une suite, un rameau plus ou moins renaissant des mêmes branches, un chaînon plus ou moins brillant d’une même loi. Quelques inconvéniens achètent tant d’avantages ; du moment qu’on ne choisit plus une seule route rapide et déjà ouverte, mais qu’on veut occuper l’ensemble du pays et se conformer à l’entière réalité du sujet, on a des intervalles pénibles et qui ne se peuvent supprimer. Je compare ces marches étroites, dans certaines gorges littéraires du moyen-âge, à ces défilés où l’on ne va que pied à pied ; la science ne passe plus qu’à dos son bagage ; on est bien loin des carrousels à la Louis XIV, et le char d’Olympie s’y briserait. Plusieurs de ces difficultés se rencontraient dès les chapitres préliminaires de l’Introduction, sur les Ibères, les Celtes et les Phocéens ; malgré tout l’esprit de détail et les finesses d’interprétation que l’auteur y a semés, il n’a pu éviter de laisser ce portique de son œuvre assez semblable aux époques incertaines et coupées qu’il y représente, quelques pierres druidiques éparses ou superposées, quelques inscriptions à demi comprises, quelques noms roulés comme des cailloux dans le torrent. En général, on pourrait demander à certains chapitres un peu plus de refonte et une sorte de bouillonnement, si cela était conciliable avec la précise exactitude. La méthode d’exécution reste subordonnée chez M. Ampère à celle d’investigation ; il y manque par momens un peu plus de plastique, comme les Allemands diraient. Mais prenons garde en même temps de méconnaître une qualité essentielle, la qualité même, j’entends le sobre et le fin. N’est-ce pas un rare mérite d’exécution aussi, que, chez lui, le fait se présente sous une prise mince, nette, détachée, par le coupant plutôt que par le plat de la lame, si aisément sonore et brillant ?