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faut pour occuper un rang à part dans l’histoire littéraire de notre siècle. D’autres sillons profondément, mais inégalement tracés, d’autres tentatives hardies ou ingénieuses comme Plaute et Colomb, comme le Corrupteur, mériteraient aussi le souvenir. Le Cours de Littérature et quelques parties de la Panhypocrisiade sont encore pour M. Lemercier des titres bien divers et également dignes de distinction. Je ne parle pas des Quatre Métamorphoses ; elles ont leur place à côté de Pétrone, sur un rayon dérobé.

Avec ses pierres d’attente, ses vastes parties écroulées, le monument littéraire élevé par M. Lemercier a donc des droits à la durée. Même dans les œuvres les plus mêlées du poète se retrouve l’empreinte d’un esprit original. On dirait ces fresques jetées d’un trait et dont de larges parties sont manquées, mais où quelques figures, quelques groupes attestent l’inspiration et la grandeur. Certes, ce n’est point là la lenteur de l’huile dont se plaignait Molière, et cette faculté rapide est sans doute une marque de puissance ; à vrai dire, cependant, une pareille manière ne convient qu’aux maîtres, et pour qu’elle ne soit pas un défaut, il faut atteindre à la beauté autrement que par intervalles, car les vices de détails apparaissent par là bien davantage. Ainsi est-on frappé, dans beaucoup d’ouvrages de M. Lemercier, de l’absence de mesure et de correction, d’un certain manque de tours délicats, d’une inexpérience presque novice des moindres manèges de l’écrivain. Et comment le poète aurait-il eu le loisir de polir et de perfectionner ? Les tentatives les plus variées, les genres les plus opposés l’ont séduit, l’ont attiré tour à tour. Malheureusement il ne suffit pas d’avoir l’instinct des entreprises en tous sens et des conquêtes indéfinies. À combien de natures l’universalité réussit-elle ? Les hommes doués comme Goethe seront toujours, à travers les siècles, de bien rares exceptions, et l’infatigable démon de l’esprit a pu seul suppléer à tout chez Voltaire. À le bien prendre, c’est plus le talent que le génie, c’est plutôt le goût que la force qui ont fait défaut à M. Lemercier ; aussi n’a-t-il eu que des éclats, mais des éclats qui doivent suffire à sauver son nom, à consacrer quelques unes de ses œuvres.

Il est facile de comprendre combien le poète eût gagné à ne pas éparpiller ainsi ses forces. Cette facilité prodigue lui a été fatale, comme elle l’est, comme elle continuera de l’être aux écrivains de notre temps qui se fient à la verve de l’improvisation. Maintenant on s’égare en croyant imiter les architectes du moyen-âge ; on a hâte