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plaignit même à Benjamin Constant de ne point le voir dans un moment où chacun, devant la grandeur des circonstances, devait oublier ses haines. On lui objecta que l’auteur de l’Épître à Bonaparte ne pouvait convenablement se présenter aux Tuileries : « Qu’importe, répondit l’empereur, il n’a fait qu’écrire ce qu’il m’avait dit en face. » La défaite de Waterloo ne suffit point à ramener M. Lemercier, qui croyait voir partout des menaces de gouvernement prétorien : c’était une hallucination de poète[1] ; toutefois l’invasion le guérit bientôt, et sous l’aiguillon des évènemens il retrouva ses vieilles sympathies de 89. L’opposition le compta dès-lors au premier rang ; par habitude, d’ailleurs, il ne pouvait manquer de se croire toujours sous l’empire.

Dans les premières années de la restauration, M. Lemercier publia ses poèmes inédits ; il fit représenter, avec des chances diverses, les drames que la censure impériale avait arrêtés ; il vida enfin ses portefeuilles encombrés. Mais déjà l’attention se tournait ailleurs, le centre littéraire se déplaçait, la vie n’était plus là. En 1821 pourtant, dans Frédégonde, M. Lemercier retrouva çà et là, à travers les duretés prosaïques, des traits de vigueur, l’énergique inspiration, les terribles accens qui vont à l’ame. Un légitime succès couronna dignement cette longue et honorable carrière dramatique, et ajouta, à la suite d’Agamemnon, une œuvre dont les beautés fortes sauvent les âpretés de forme et de style. Frédégonde se détache au milieu de ces nombreuses tragédies du moyen-âge qui sont comme les temps barbares de M. Lemercier.

Bientôt Talma mourut ; le poète ne perdit pas seulement en lui un ami. Ce grand artiste avait, depuis le Lévite d’Éphraïm, donné un relief puissant au rôle de Tholus dans Ophis, à ceux d’Égisthe, de Pinto et de Plaute. En 1824, il triompha une dernière fois dans le Richard III que M. Lemercier imita de Shakspeare, et où il introduisit une figure originale de mendiant qui rappelle celui de l’Antiquaire. La perte de Talma fut très sensible au poète, et aigrit encore son humeur croissante[2] contre la nouvelle école, dont il

  1. Réflexions d’un Français sur une partie factieuse de l’armée. 1815, in-8o. Malgré la différence des points de vue, cette brochure rapprocha un instant M. Lemercier, plus qu’il ne convenait, de M. de Châteaubriand ; mais l’alliance d’idées ne fut pas longue : voyez D’une Opinion de M. de Châteaubriand dans le Conservateur, 1818, in-8o.
  2. Voir surtout un article de M. Lemercier sur les bonnes et les mauvaises innovations dramatiques, dans la Revue encyclopédique, seconde série, tom. XXVI.