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ration a de plus élevé. Une haute et mordante raillerie, que ne rebute pas la crudité de l’expression, l’instinct profond de la foule, les tristes et grotesques réalités de notre être, les effroyables raffinemens du vice, nos faiblesses défaillantes, les extases grandioses de la passion, la nature toujours féconde et nouvelle, la vie naissant éternellement de la mort, le fou rire de Panurge, ou la grossièreté bouffonne de Caliban, à côté de la pensée infinie, voilà ce rêve extraordinaire, cette œuvre à part dont l’action se meut au milieu de la réforme et de la renaissance. Là vous êtes dans les calmes régions de l’idéal, vous veillez aux rayons de cette lampe immortelle des sages qui éclaira Pythagore ; puis vous tombez à l’enivrement de la chair : Luther quitte sa Bible pour Bora ; François Ier (et le lieu de la scène n’est même pas douteux, comme dans le Roi s’amuse) amène par ses amours peu platoniques un chœur éloquent de courtisanes.

Les abstractions et les créatures s’animent, et d’inconcevables dialogues s’établissent. Dans ce pêle-mêle, où l’art n’apparaît que pour disparaître, on peut pressentir çà et là en beaux vers quelque chose de l’Ahasvérus de M. Quinet et de ses entraînantes rêveries, quelque chose aussi de l’arrangement volontairement désordonné du drame de Cromwell. Seulement M. Lemercier est plus préoccupé de l’idée que M. Hugo, et il ne sacrifie pas tout aux arabesques capricieuses du style, aux puérilités de splendeur vénitienne dans le détail. La Panhypocrisiade est l’œuvre d’un génie fougueux, qui s’abandonne à tous les hasards, et qui quelquefois rentre dans les limites les plus étroites. On dirait Faust corrigé à certains endroits par M. Jay. De plus, et à part le détail et le style, il n’y a pas là l’unité admirable qui relie le poème de Goethe. Marguerite manque, elle ne ramène pas à elle les rayons épars de la poésie. L’absence de concentration est choquante, car l’humanité hypocrite, menteuse, avec ses dévouemens et ses hontes, avec sa grandeur et ses misères, est le seul héros, le héros mobile, transitoire, éternel de cette fantasque conception. La curiosité pourra attirer quelques-uns à l’étude d’une pareille œuvre, mais elle n’est point de celles que l’art consacre.

Quand la Panhypocrisiade fut publiée en 1819, M. Nodier l’examina dans les Débats[1] ; le malin critique s’était habitué au ton de Geoffroy, qu’il suppléa, sans qu’on s’en aperçût, pendant sa dernière maladie, et il ne fut jamais plus spirituel que contre M. Lemercier :

  1. L’article de M. Nodier a été réimprimé dans ses Mélanges, 1820, in-8o, tom. II, pag. 257 et suiv.