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POÉTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

quer que M. Lemercier, au contraire, a couru si vite en tout sens, que, sans s’en douter, il gardait souvent pour l’œuvre nouvelle la manière propre à l’œuvre d’hier ? Dans plusieurs de ses tragédies en vers, par exemple, ne retrouve-t-on pas quelquefois l’écrivain en prose, l’auteur du Cours de Littérature ? Ces tragédies sont encore une rançon que l’école de l’empire a arrachée à M. Lemercier. Aux yeux du poète, cette différence singulière entre ses propres œuvres n’existe pas sans doute, et il doit confondre dans une même pensée Agamemnon et Clovis. De loin et même de près, pourtant, cela est distinct. Sans doute, M. Lemercier faisait des efforts pour demeurer indépendant ; il reprenait l’œuvre manquée de De Belloy. Seulement le poète n’avait pas le sentiment du moyen-âge. Il comprenait bien moins dans l’art les mystiques élans de l’ascétisme que le chant du moineau de Lesbie ou les contours rêvés de la Vénus antique. La réaction produite par le Génie du Christianisme trouva M. Lemercier hostile[1], et il applaudit peu à cette éclatante réhabilitation d’un passé que la révolution répudiait. Les tournois et les cours d’amour lui plaisaient bien moins que l’arène olympique avec ses lutteurs nus et son ceste.

Par là s’explique la teinte uniforme de ces tragédies, dont la scène est au moyen-âge. Toutes les nuances s’y confondent volontiers aux yeux du poète sous le nom commun de superstitions gothiques. On est en plein XVIIIe siècle, et, comme dans Joseph Chénier, on croirait que Louis XIV confine aux barbares. Je sais que M. Lemercier, dans son Cours de Littérature, a admirablement parlé de Polyeucte ; mais ici le génie du grand Corneille l’entraînait, et la beauté de l’art lui révélait la grandeur du martyre. Ce n’est que par une sublime hypocrisie, selon le mot de Joseph de Maistre, que Voltaire a pu trouver les paroles inspirées de Lusignan. M. Lemercier était trop franc pour aussi bien réussir, et l’Athanasie de son Baudouin est bien moins une sœur de Cassandre, une prophétesse chrétienne, qu’une dévote fanatique du temps du diacre Pâris. Je reconnais volontiers qu’après le désespérant modèle du Roi Lear, la folie est peinte avec énergie dans Charles VI ; je reconnais que les noirceurs théâtrales de Crébillon et ses raffinemens de terreur sont dépassés dans Clovis ; j’avouerai

  1. Il fut plus tard de la commission chargée par l’Académie de l’examen de ce livre. Malgré le ton poli, le morceau de M. Lemercier révèle l’ami de J. Chénier et de Volney ; mais, se rappelant peut-être les Sentimens de l’Académie sur le Cid, l’auteur se plaint en homme d’esprit d’être obligé à juger, et la légère teinte de ridicule ne lui échappe pas.