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POÉTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

osait mettre l’intérieur d’un vaisseau sur le théâtre. Et où étaient les unités ? L’action commençait en Espagne et se dénouait en Amérique. Certes, le péché était capital. Aussi, M. Lemercier s’est-il cru obligé, hélas ! de faire depuis pénitence de fautes originales et heureuses. Dès-lors même il se justifiait avec une maligne bonhomie : « L’unité de lieu y est pourtant, disait-il à Talma, car le monde entier n’est-il pas la demeure et le domaine de Colomb ? » Mais le parterre de la seconde représentation fut sensible à de pareilles raisons. Il y eut un bruit affreux, et les acteurs ne purent réciter plus de vingt vers. Dès le premier jour, il est vrai, quelques expressions avaient failli soulever la salle. On était si loin encore des burlesques lazzis dont un grand poète entremêle tous ses drames comme de traits spirituels, que l’orage grondait déjà à ces vers :

Je réponds qu’une fois saisi par ces coquins,
On t’enverra bientôt au pays des requins.

Au deuxième soir, il y eut une personne tuée et plusieurs spectateurs blessés. Sous Napoléon, force devait demeurer à l’ordre, et, chose bizarre, M. Lemercier, que d’ordinaire on entravait, se vit cette fois joué malgré lui. Colomb fut donné onze fois militairement et devant les baïonnettes. Comme le bruit vint à se répandre que l’auteur était d’accord avec la police, il écrivit au Journal de Paris qu’il n’avait aucune part au succès bien involontaire de sa pièce.

Par un contraste piquant, représenté quand il ne le voulait pas, repoussé de la scène dès que le succès était conquis, M. Lemercier renonça à faire jouer ses pièces, et garda pour lui seul le fruit de ses inspirations. Tel fut le sort d’une comédie très distinguée, le Corrupteur, composée en 1812, et dont l’idée première lui avait été donnée par le peintre David. Cette pièce eût certainement obtenu un long succès, si, quand elle fut représentée en 1823, des allusions qu’on tourna contre M. de Peyronnet n’avaient amené l’irruption bruyante d’une foule de gardes-royaux, qui, par une manière de censure toute nouvelle, vinrent, en plein parterre, s’opposer aux représentations. Le Corrupteur est une haute comédie de caractère, dont la pensée est puissante, le développement habile, le dialogue légèrement touché, bien que certains mots bizarres ou vulgaires en rompent désagréablement la trame. Qu’a-t-il manqué à cette pièce pour réussir, pour durer ? Ce qui manque aux vastes conspirations qu’un rien suffit à renverser. Ici l’échafaud ou le trône, là l’oubli ou la gloire durable : cela se touche. Mais ce qui a failli réussir, ce