Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 21.djvu/471

Cette page a été validée par deux contributeurs.
467
POÉTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

ce jour, une obligation de me taire. Les vertus de la France parleront pour sa liberté de siècle en siècle.

« Je fais passer à M. de Lacépède mon brevet de la Légion-d’Honneur, ne pouvant m’engager par serment à rien de plus qu’à me soumettre aux lois, quelles qu’elles soient, qu’adoptera mon pays. Mon dévouement pour lui ne cessera qu’avec ma vie. »

Cette lettre ne causa sans doute au conquérant qu’un court instant d’impatience au milieu de ce premier enivrement de l’empire, mais il en conserva toujours le souvenir amer, car il préférait l’obéissance à l’admiration.

La rupture décisive n’avait pas éclaté brusquement. M. Lemercier était fier à juste titre d’une si glorieuse amitié ; mais, après avoir accepté la révolution, il en voulait les conséquences. Les durs sacrifices subis, l’affreux holocauste de sang qui lui avait enlevé Mme de Lamballe, sa marraine, et Marie-Antoinette, sa première protectrice, tous ces souvenirs ne faisaient que l’attacher plus obstinément à la difficile et laborieuse conquête de la liberté. L’expérience du gouvernement, le contact des affaires, qui font souvent plier les plus austères esprits au joug des nécessités politiques, n’eurent jamais à assouplir cette nature tenace et imprévoyante de poète. Aucune avance n’avait pu tenter M. Lemercier ; au retour d’Égypte, quand il dédia au premier consul la poétique scène d’Agar, Bonaparte voulut en vain lui faire accepter 10,000 fr. C’était là un rôle de dupe dans les mœurs faciles du directoire. Un jour, Mme Tallien lui dit même tout haut dans son salon : « Lemercier, vous vous ruinez follement pour la liberté. »

La Liberté, c’est ma coquine…

répondit-il malignement en un madrigal que je ne puis citer, et que Thermidorine (c’était le nom de Mme Tallien) avait trop d’esprit pour ne pas comprendre.

Ce que M. Lemercier, en vrai poète, rêvait volontiers pour Bonaparte, c’était un rôle législatif, une mission de fondateur ; mais déjà défiant, il écrivait en 1803 :

Vous abaisserez vos épées
Dans le sang ennemi trempées
Devant la majesté des lois.

Il allait même jusqu’à la menace, et, bien avant le célèbre et reten-