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sante, qui, s’intéressant jusqu’au bout aux idées nouvelles, avait néanmoins gardé le bon ton et l’urbanité parfaite d’un autre âge.

La révolution, alors dans toute sa violence, interrompit les tentatives théâtrales de M. Lemercier, qui prit le parti de se réfugier dans l’étude persévérante des maîtres et surtout des tragiques grecs. Il avait cependant écrit une pièce, le Lévite d’Éphraïm, dans laquelle on vit plus tard des allusions politiques, et dont le tour de représentation vint pendant la terreur. C’était là un sujet bien biblique et que les comédiens n’osèrent pas risquer sans la permission expresse de Robespierre. Il eût fallu solliciter le tribun ; M. Lemercier n’y voulut jamais consentir, et laissa seulement ajouter en second titre, comme passeport : ou la Justice du Peuple. Le plus sage était de se faire oublier ; aussi, prétextant des corrections, l’auteur réserva-t-il sa pièce pour des temps meilleurs. Paris devenait un séjour peu sûr ; il se retira à la campagne du côté d’Alfort, et eut alors l’occasion de connaître Talma, dont le talent dramatique allait se révéler avec éclat dans plusieurs rôles de ses pièces.

De retour à Paris après la chute de Robespierre, M. Lemercier, qui regardait le théâtre comme une tribune, écrivit en quelques jours et fit jouer une comédie politique, exactement imitée de Molière, pleine de hardiesses, et qui avait pour titre le Tartufe révolutionnaire. Le faible gouvernement qui était sorti de la terreur, essayait alors de se poser entre toutes les opinions ; on emprisonnait à la fois M. Michaud comme rédacteur de la Quotidienne, et le continuateur de l’Ami des Lois de Marat, comme anarchiste. Aussi la pièce de M. Lemercier ne put-elle être jouée sans de grands obstacles. On exigea que le vrai républicain, l’homme modéré de la pièce, s’appelât La Montagne, et le Moniteur déclara hautement que ce qui était plaisant dans Molière n’était qu’atroce dans la comédie nouvelle. Le public ne fut pas de cet avis, et il accueillit avec enthousiasme cette parodie audacieuse, ainsi que l’expression franche de vérités politiques que l’indignation commune avait déjà popularisées. Tout, dans cette pièce de réaction, contribuait au succès ; l’acteur Baptiste, qui jouait le rôle de Tartufe, prit les longs cheveux, le geste, l’habit et la tournure de Collet-d’Herbois, et, tout au sortir de ce joug odieux, il fut soutenu par le parterre avec frénésie. Chacun rit de la scélératesse raffinée de Tartufe qui, alors qu’Orgon lui demandait :

… Faut-il fuir ou sauver ma tête ?