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et qui pourrait un jour garantir également à toutes les nations la grande route du commerce de l’Orient avec l’Europe. De là enfin sa position actuelle vis-à-vis des autres puissances, et en particulier de la Russie et de la France. Ses craintes réelles, ses profondes méfiances, sont sans doute pour la Russie. La Russie a fait son dernier effort vers l’Occident ; elle ne passera jamais la Vistule ; ce serait puéril de le craindre. C’est sur l’Orient que pèse la Russie ; c’est vers l’Orient que la portent sa nature, sa géographie, sa civilisation. Il y a là dans l’avenir une lutte inévitable, que l’Angleterre a raison de prévoir, car les deux empires se rapprochent de plus en plus comme deux mers qui débordent et qui auront bientôt franchi l’espace qui les sépare. C’est là le point de vue général ; mais on se tromperait souvent si on croyait que tous les faits particuliers de la politique en découleront avec toute la rigueur logique qui rattache les conséquences à leur principe. La Prusse et l’Autriche devaient, à la fin du siècle dernier, se méfier de la Russie, en redouter la puissance croissante, en prévenir l’agrandissement. Elles ne partagèrent pas moins la Pologne avec elle, elles ne contribuèrent pas moins à briser un des boulevarts de l’Occident. Des considérations particulières l’emportèrent sur le point de vue général, une grande erreur fut commise et une grande injustice consommée.

Nous ne voulons pas dire qu’il se prépare quelque chose de semblable en Orient. Nous voulons seulement faire comprendre qu’il ne faudrait pas croire tout traité entre la Russie et l’Angleterre impossible, par cela seul que l’une tend vers l’Orient et que l’autre est intéressée à s’opposer à cette tendance. Un accord temporaire, des concessions partielles peuvent toujours se réaliser. En allant au plus pressé, l’Angleterre désire maintenant protéger le sultan et humilier le pacha, dût-elle sacrifier quelque chose à ce résultat immédiat ; ce qui l’inquiète dans ce moment, ce qui trouble son jugement, c’est la puissance de Méhémet-Ali. La Russie lui offre un traité et son concours pour maintenir les droits de la Porte. L’Angleterre prête l’oreille, sans doute sans rien perdre de ses méfiances envers la Russie à l’endroit de l’Orient. Pour éteindre l’incendie de la maison qui sera un jour en litige, l’Angleterre s’unirait à son adversaire, sauf ensuite à faire de la maison un champ de bataille.

La France croit qu’il n’y a rien d’important à changer en Orient. Elle prend les faits accomplis tels qu’ils sont. Maintenir la Porte malgré ses défaites, retenir le pacha malgré ses victoires, rendre ce qui existe stable et régulier, voilà sa politique. La France ne prétend à rien, ni présentement ni dans l’avenir, mais elle veut le maintien de l’équilibre européen et la liberté pour tous. C’est là le but ; la consolidation du pacha en est le moyen. De là notre dissentiment avec l’Angleterre, qui veut, comme nous, l’équilibre européen, l’équilibre territorial, mais qui n’aime pas voir s’établir en Égypte et en Syrie une puissance qui serait également liée avec tous les états commerçans de l’Europe, et qui pourrait faire respecter son indépendance et ses droits.

Ainsi, au point de vue général, c’est la Russie qui est la rivale de l’Angleterre en ce qui concerne l’Orient ; c’est la France qui est son alliée naturelle.

Dans la question particulière, les préoccupations excessives de l’Angleterre