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PHILOSOPHIE DE KANT.

caractère analytique de la phrase française. Ce n’est pas tout : indépendamment de cette langue, rude encore et mal exercée à la décomposition de la pensée, Kant a une autre langue qui lui est propre, une terminologie qui, une fois bien comprise, est d’une netteté parfaite et même d’un usage commode, mais qui, brusquement présentée et sans les préliminaires nécessaires, offusque tout, donne à tout une apparence obscure et bizarre. Aussi la Critique de la Raison pure ne produisit pas d’abord une grande impression ; il lui fallut plusieurs années pour faire sa route ; il fallut que quelques penseurs laborieux et indépendans, après avoir étudié la nouvelle doctrine, attirassent sur elle l’attention en l’exposant à leur manière. Kant en publia, en 1787, une seconde édition, corrigée sur plusieurs points ; cette seconde édition est le dernier mot de l’auteur, et c’est sur elle que toutes les éditions subséquentes ont été faites.

La Critique de la Raison pure (Critik der reinen Vernunft) est précédée de deux préfaces (Vorrede), l’une de l’édition de 1781, l’autre de l’édition de 1787, ainsi que d’une longue introduction (Einleitung). Ces trois morceaux sont de la plus haute importance ; ils contiennent ce qu’il y a peut-être de plus essentiel et de plus durable dans la Critique de la Raison pure, à savoir, la méthode de l’auteur. Or, dans tout inventeur, dans tout penseur original, c’est la méthode qu’il faut avant tout rechercher, car cette méthode est le germe de tout le reste ; souvent elle survit aux vices de ses applications. Les deux préfaces et l’introduction de la Critique de la Raison pure sont pour la philosophie de Kant ce que le Discours de la Méthode est pour la philosophie de Descartes. Je m’attacherai donc à faire bien connaître ces trois écrits.

Kant avait la conscience de la révolution qu’il entreprenait ; il avait jugé son époque et compris ses besoins. Les grands dogmatismes sans critique du xviie siècle avaient engendré le scepticisme de Hume, et dans toute l’Europe l’indifférence en métaphysique était complète. Cette indifférence ne venait pas de la frivolité, mais du découragement ; elle était même plus apparente que réelle, et ne signifiait qu’une seule chose, que l’ancienne métaphysique était morte et qu’il en fallait une nouvelle. Il fut un temps, dit Kant, où la métaphysique passait pour la reine de toutes les sciences ; aujourd’hui abandonnée et répudiée, elle pourrait dire comme Hécube :

Modo maxima rerum
Tot generis natisque potens…
Nunc trahor exsul, inops.
(Ovide.)