Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 21.djvu/396

Cette page a été validée par deux contributeurs.
392
REVUE DES DEUX MONDES.

I.

Je ne viens pas présenter un résumé de la philosophie de Kant, tiré de ses différens ouvrages mis à contribution et comme recomposés pour servir à une exposition nouvelle ; je veux faire connaître cette philosophie plus sincèrement à la fois et plus profondément. Le plus qu’il me sera possible, je laisserai Kant s’expliquer lui-même ; j’analyserai successivement les divers monumens célèbres qui renferment son système entier : d’abord la Critique de la Raison pure, qui contient sa métaphysique, puis la Critique de la Raison pure pratique, qui contient sa morale ; enfin, deux ou trois autres écrits qui développent la Critique de la Raison pure pratique, et transportent les principes généraux de la morale kantienne dans la morale privée, dans la morale sociale et dans le droit public. Commençons par la Critique de la Raison pure.

Cet ouvrage parut en 1781. C’était un très gros volume, composé à la manière de l’école de Wolf, avec une grande régularité, mais avec un tel luxe de divisions et de subdivisions, que la pensée fondamentale se perdait dans le circuit de ses longs développemens. Il avait aussi le malheur d’être mal écrit ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’y eût souvent infiniment d’esprit dans les détails, et même de temps en temps d’admirables morceaux ; mais, comme l’auteur le reconnaît lui-même avec candeur dans la préface de l’édition de 1781, s’il y a partout une grande clarté logique, il y a très peu de cette autre clarté qu’il appelle esthétique, et qui naît de l’art de faire passer le lecteur du connu à l’inconnu, du facile au difficile, art si rare, surtout en Allemagne, et qui a entièrement manqué au philosophe de Kœnigsberg. Prenez la table des matières de la Critique de la Raison pure ; comme là il ne peut être question que de l’ordre logique, de l’enchaînement de toutes les parties de l’ouvrage, rien de plus lumineux, rien de plus précis. Mais prenez chaque chapitre en lui-même, ici tout change : cet ordre en petit que doit renfermer un chapitre, n’y est point ; chaque idée est toujours exprimée avec la dernière précision, mais elle n’est pas toujours à la place où elle devrait être pour entrer aisément dans l’esprit du lecteur. Ajoutez à ce défaut celui de la langue allemande de cette époque poussé à son comble, je veux dire ce caractère démesurément synthétique de la phrase allemande qui forme un contraste si frappant avec le