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PHILOSOPHIE DE KANT.

l’homme doit, il faut qu’il puisse, et le devoir implique la liberté. D’un autre côté, si le devoir est supérieur au bonheur, il faut donc sacrifier dans certains cas extrêmes le bonheur au devoir, et pourtant il y a entre eux une harmonie éternelle, qui peut être momentanément troublée, mais que la raison établit et qu’elle impose, pour ainsi dire, à l’existence et à son auteur ; il faut donc qu’il y ait un Dieu, supérieur à toutes les causes secondaires, pour faire régner quelque part l’harmonie de la vertu et du bonheur. De là Dieu et une autre vie. Enfin, l’idée du devoir implique encore l’idée du droit : mon devoir envers vous est votre droit sur moi, comme vos devoirs envers moi sont mes droits sur vous ; de là encore une morale sociale, un droit naturel, une philosophie politique, bien différente et de la politique effrénée de la passion et de la politique tortueuse de l’intérêt. Tels sont, en quelques mots, les traits généraux du nouveau système que Kant a donné à l’Allemagne et l’Allemagne à l’Europe. Sans doute la philosophie écossaise avait tenté quelque chose de semblable, et le sage Reid, à Édimbourg, avait eu à peu près les mêmes pensées que le grand philosophe de Kœnigsberg ; mais ce qui n’avait été qu’une ébauche indécise en Écosse est devenu un dessein arrêté et parfaitement déterminé sous la forte main de Kant. Ici donc est le dernier degré, le plus haut développement du spiritualisme du XVIIIe siècle, dont l’école écossaise est le premier degré et le point de départ. Kant couronne et ferme le XVIIIe siècle. Je n’hésite point à le dire, il est pour ce siècle, en philosophie, ce que la révolution française est pour ce même siècle dans l’ordre social et politique. Kant, né en 1724, publia la Critique de la Raison pure spéculative en 1781, la Critique de la Raison pure pratique en 1788, la Religion d’accord avec la Raison en 1793, les Principes métaphysiques du droit en 1799, et, après d’autres ouvrages, il est mort à Kœnigsberg en 1804. Il appartient au XVIIIe siècle, et en même temps il ouvre un autre siècle, appelé à une tout autre destinée en philosophie comme en politique. C’est cette philosophie, née à la fin du XVIIIe siècle, mais qui remplit déjà le nôtre de sa renommée, de ses développemens et de ses luttes non encore achevées, c’est cette grande philosophie, considérée surtout dans sa partie morale, que je me propose de faire connaître avec quelque étendue. Je la suivrai en détail, et, pour ainsi dire, pied à pied, dans les principaux monumens qui la renferment ; mais j’ai voulu d’abord signaler son caractère le plus général et son rapport avec l’esprit de la civilisation dont elle émane.