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complet et définitif qu’on n’aperçoit pas assez dans la première. Mais, avant tout, il eût fallu vivre[1].

On se demande comment un homme si heureusement doué, et d’ailleurs d’un esprit si naturellement épanoui, a pu se laisser envahir par le désespoir, comment il s’est heurté à une mort qui ressemble presque à un suicide. Que fallait-il donc à Hégésippe Moreau pour bénir la vie et remercier Dieu ? avait-il bien le droit de se plaindre et d’accuser ? Favori de l’inspiration, il en pouvait goûter toutes les joies intérieures. Non sans quelque appui au dehors, il était libre de choisir entre diverses conditions qui l’auraient mis en repos du côté des soins matériels ; en définitive, il avait un état dont il tirait plus que le nécessaire. Dans cette immense cité où tant d’hommes sont seuls et abandonnés comme en un désert aride, Moreau comptait, lui, quelques amis, l’un surtout au seuil duquel il pouvait s’aller asseoir quand il était malade ou fatigué. Il avait, chose plus précieuse et plus rare, la sainte amitié d’une femme. Poète, il vit ses vers chéris couchés sur le papier satiné et vêtus du grand format ; sitôt son apparition, des plumes sympathiques proclamèrent sa venue poétique et vantèrent son génie. En vérité, en est-il beaucoup qui puissent se promettre tout autant ? N’y a-t-il pas à Paris et partout ailleurs bien des jeunes gens, de talent aussi, plus méconnus, plus isolés qu’il ne le fut jamais, et qui n’auront de leur vie ni les mêmes consolations, ni les mêmes encouragemens dont ses pas ont pu être affermis ?

Quelle conclusion faut-il tirer en dernier lieu, de toutes ces fins malheureuses de poètes qui trop souvent viennent affliger le monde ? Est-ce à dire que la poésie, cette chose qui nous vient de Dieu, doive être regardée comme un présent funeste, et comme une sorte de breuvage empoisonné, mortel à ceux qui s’y désaltèrent ? L’inspiration ne serait-elle en nos mains qu’un instrument de douleur, et comme le vautour de Prométhée attaché à nos flancs ? Ou plutôt, ne serait-ce point que les poètes, victimes de la poésie, puisent dans

  1. Il serait à propos, je crois, que l’on publiât une nouvelle édition des poésies d’Hégésippe Moreau, en y retranchant peut-être quelques passages faibles ou de mauvais choix, et l’augmentant d’autre part des pièces posthumes trouvées au chevet du poète à l’hôpital. Une édition à peu près en ce sens avait été solennellement promise par les amis de Moreau, le lendemain même de sa mort ; mais on est encore à l’attendre. En serait-il déjà de cette promesse comme de bien des paroles jetées dans le creux des tombes, et que la dernière pelletée de terre, en tombant, ensevelit sans retour ?