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humble, est redevable envers le poète de quelque chose de plus encore que la vie matérielle, c’est-à-dire de la gloire qui est le pain de l’ame. Toutefois, nous pensons qu’il se commet trop souvent à ce sujet une méprise qu’il importe de relever ; si je ne me trompe, les poètes ont mis bien des fois la poésie en cause là où réellement elle n’avait point à faire, et plus d’un a plaidé pour des griefs personnels plus ou moins contestables sous prétexte des intérêts de l’art toujours sacrés. Quant au petit nombre des poètes qui n’ont point trouvé de leur vivant la récompense due à leur génie, peut-être, à y regarder avec soin, trouverait-on que la faute provient d’eux-mêmes à quelques égards.

Je ne veux pas prétendre que tout soit pour le mieux en ce monde, et que nul n’ait droit à se plaindre du partage de sa destinée. Il y a parfois ici-bas, je le sais, de fatales iniquités, des méconnaissances funestes dont le cœur doit gémir, et qui tiennent à l’imperfection même des choses humaines. Il arrive tel cas où la force aveugle triomphe de la faiblesse intelligente, où le fait écrase impitoyablement le droit le plus saint, qui le nie ? mais plus souvent encore, nous le pensons, on pourrait accuser des plaintes gratuites, des agitations prématurées ; en bien des rencontres, tout au moins, la défaite est provenue d’une soumission trop facile, d’une insistance trop faible à poursuivre la victoire. Dans la société actuelle, si mauvaise qu’on la fasse, il existe sans contredit une place réservée pour chaque génie souverain, pour tout mérite décisif. Seulement, cette place est à la condition qu’on saura la conquérir par les patientes luttes du travail et de la volonté ; elle sera d’autant plus infaillible qu’on ne se laissera point arrêter par les petites injustices, les mécomptes passagers, les retards inévitables qui semblent le prélude naturel de chaque vie, et en forment comme un seuil redoutable qu’il faut d’abord franchir.

Même à l’encontre de la poésie, la société actuelle ne me paraît point aussi coupable qu’on a voulu la représenter. Assurément, notre époque est loin de réaliser l’âge d’or de la poésie. Je dirai bien plus : par ses tendances et par son rôle dans la sphère dominante des intérêts matériels, notre époque me paraît peu favorable à l’inspiration poétique. Mais c’est peut-être par cela même qu’elle est plus portée à reconnaître et à admirer les poètes, j’entends ceux qui sont vraiment dignes de ce nom. Loin que les hommes d’aujourd’hui veuillent, à l’exemple de Platon, chasser les poètes de la république, ils les acceptent, ils les appellent de tous leurs vœux, et d’autant mieux que leur engendrement est plus rare et plus diffi-