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dition générale, à la diffusion des avantages et des droits sociaux ; c’est le progrès, du moins on lui donne souvent ce nom. L’autre est ce mouvement qui résulte de l’inégalité des talens et des positions, qui met à leur rang les supériorités, et qui, dans tous les emplois de l’activité humaine, élève les meilleurs et leur subordonne ceux qui ne les valent pas. L’un ou l’autre de ces deux mouvemens est souvent gêné ou ralenti par les institutions ; mais tous deux sont dans la nature des choses. Quand l’égalité est la loi d’un pays, le premier de ces mouvemens est rapide, et général. Quand à l’égalité s’unit la liberté politique, il semble que rien ne doive contrarier le second ; le champ est ouvert aux supériorités ; rien ne s’oppose à leur essor. Si quelque chose est conciliable avec les droits des hommes distingués, favorable même à leur avènement, c’est sans doute un ordre de choses fondé sur la concurrence ; et au premier abord, on a peine à deviner comment ils pourraient en souffrir. On le dit cependant.

Il est vrai que, selon les temps, les deux tendances se contrarient, et que l’une, plus forte que l’autre, semble l’annuler. Par exemple, de l’égalité des droits civils, de celle même des droits politiques dans certaines limites, la société peut quelquefois conclure l’égalité de tout le reste. L’amour-propre, la jalousie, la présomption, l’imprévoyance, restent des défauts de notre nature sous toutes les constitutions du monde. Il n’y a pas de loi ni de progrès qui puisse empêcher les hommes de s’estimer plus qu’ils ne valent et d’oublier quelquefois combien les choses sont difficiles et le mérite précieux. Quand ils sont investis d’un certain pouvoir, au moins d’une certaine influence, ils s’imaginent aisément qu’ils en usent à merveille. Qu’une royauté absolue, qu’une aristocratie, que la classe moyenne, que la multitude, gouvernent : elles croiront très volontiers qu’elles sont merveilleusement douées pour le faire, et qu’elles n’ont besoin de personne. Elles seront par conséquent très portées à se passer de ceux qui en savent plus qu’elles ; elles se vanteront de suffire à tout. Chacun usurpe, quand il peut.

C’est là non pas l’unique, mais la principale source de l’esprit tant soit peu niveleur dont on accuse les sociétés démocratiques ; et quand on dit que tout s’abaisse aujourd’hui, on ne dit qu’une chose, c’est que tout le monde tend à croire qu’il vaut bien tout le monde. Le croire, soit. Mais cela est-il vrai ? Non, sans doute, et si cela n’est pas vrai, le fait le prouvera. La société n’est donc pas destinée à s’abaisser éternellement ; elle s’arrêtera sur la pente, et remontera par la force des choses.