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mais de les avoir laissés libres et propriétaires d’une partie de leur territoire, souvent même de les avoir admis comme citoyens dans ses propres murailles : « Ce fut là, dit-il, la plus ferme base de l’indépendance de Rome ; ce fut la source féconde de sa puissance[1]. » Là-dessus il s’élève contre la politique des états grecs, de Thèbes, de Sparte, d’Athènes, qui professèrent, à leur grand détriment, ajoute-t-il, la haine de l’étranger.

Ces mêmes idées, Tacite les exprime à son tour avec son éloquence et son autorité ordinaires. Dans le beau passage de ses Annales, où il nous montre l’empereur Claude demandant au sénat le droit des honneurs pour la Gaule chevelue, et réfutant, à ce sujet, par des raisons tirées de l’histoire, les doctrines d’exclusion sur lesquelles le vieux patriciat appuyait ses refus, il met dans la bouche du prince ces remarquables paroles : « Pourquoi Lacédémone et Athènes, si puissantes par les armes, ont-elles péri, si ce n’est pour avoir repoussé les vaincus comme des étrangers ? tandis que notre fondateur Romulus, bien plus sage, vit la plupart de ses voisins, en un seul jour, ennemis de Rome et ses citoyens[2]. »

L’importance que semblent attacher à ce parallèle un Grec d’une science si incontestable et si variée, et le plus profond des historiens romains ; les conséquences politiques qu’ils en tirent tous deux ; la solennité de la discussion où Tacite fait intervenir ce rapprochement comme un argument d’une grande portée, et presque comme une solution de la controverse ; tout cela doit, à mon avis, appeler sur la question notre attention la plus sérieuse. C’est un mot qui nous signale bien des mystères que l’histoire n’a pas suffisamment examinés ; c’est un éclair jeté dans les entrailles mêmes de la société antique.

L’exclusion de l’étranger, le resserrement, l’isolement de la cité tel fut le principe sur lequel posa généralement la constitution des états grecs. Et ce principe ne tenait pas seulement à une idée d’arrangement et de beauté plastiques ; il n’avait pas seulement pour but un certain équilibre plus parfait de la machine politique ; il était accepté et amplifié, mais non créé à dessein, car il dérivait de lois nécessaires, se rapportant elles-mêmes aux conditions primitives de la société dans ces petits gouvernemens. En Grèce, les constitutions furent diamétralement opposées à tout système de rapprochement et

  1. Ant. rom., II, 16.
  2. Tacit., Ann., XI, 24.