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la brise, fraîchissait à peine dans le reste du golfe ; et cependant notre petit navire ne marchait qu’à travers un banc d’écume, que le vent nous soufflait au visage, et qui donnait à notre navigation une agréable apparence de danger. Le bruit des vagues qui s’engouffraient dans ces cavernes et en fermaient l’entrée, tantôt retentissait comme un coup de canon parti des entrailles de la montagne, tantôt grondait comme la voix de l’ours irrité. Les cris d’innombrables oiseaux, décrivant de mobiles spirales autour des gigantesques pyramides des rochers, se mêlaient au bruit de la mer. Les voix haletantes et les gestes expressifs de nos rameurs s’encourageant l’un l’autre à lutter contre les courans qui se croisent autour de ces écueils, complétaient l’intérêt. J’aurais voulu croire au danger ; mais notre vieux timonier, qui, tout en fumant sa pipe et en tenant le gouvernail, sifflait joyeusement l’air de la Campanella, ne me le permettait pas. S’il y eût eu le moindre indice de péril, au lieu de montrer ce grand sang froid, notre homme fût tombé à genoux au fond du bateau et eût invoqué avec ferveur saint André, sainte Trophimène ou le grand saint Janvier.

Ce promontoire est célèbre par la victoire que les flottes génoise et française, commandées par Philippino Doria, le neveu du fameux André Doria, remportèrent, lors du siége de Naples par Lautrec, sur la flotte espagnole, qui avait pour amiral le vice-roi don Hugues de Moncade. Hugues savait que Doria, dont la flotte ne se composait que de huit galères et de quelques bâtimens, attendait des renforts de Venise et de France ; comme ses forces étaient supérieures, il résolut de surprendre le Génois avant que ces renforts ne lui fussent parvenus. Il embarqua donc à la pointe de Pausilippe mille arquebusiers choisis parmi ses vieilles bandes espagnoles, et réunit sur sa flotte, qu’il grossit de petits bâtimens, tous ses meilleurs officiers, espérant, ainsi compenser la supériorité des marins génois. Moncade espérait surprendre Doria ; mais celui-ci, averti par les intelligences que Lautrec avait dans Naples, avait de son côté renforcé ses équipages de trois cents arquebusiers français, et avait donné ordre à Nicolo Lomellino, l’un de ses amiraux, de prendre le large avec trois galères et de se tenir prêt à fondre sur l’ennemi au signal qu’il lui donnerait.

Hugues de Moncade partit dans la nuit de la pointe de Pausilippe ; il croyait rencontrer les Génois aux environs de Caprée et les surprendre avant que le soleil ne fût levé. Comme ses galères longeaient les immenses rochers perpendiculaires au sommet desquels se dressent les ruines sinistres du palais de Tibère, on entendit tout à coup une voix sonore et imposante qui retentissait au milieu de ces rochers. Les yeux des marins et des soldats de la flotte s’étaient tournés vers le rivage, cherchant d’où partait cette voix, quand on vit une figure étrange apparaître à l’entrée d’une grotte creusée dans les flancs de la montagne. C’était un ermite, autrefois soldat, qui, après avoir long-temps fait la guerre, s’était consacré à la vie solitaire ; il s’appelait Gonsalve Barretto. À la vue des galères et de l’armée, le vieux soldat avait senti se ranimer son ancienne ardeur ; s’avançant sur la pointe d’un rocher penché sur la mer et d’où sa voix pouvait