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MORALISTES DE LA FRANCE.

vive dont il les avait su revêtir[1]. Si peu auteur qu’on se pique d’être en écrivant, on l’est toujours par un coin. Si Balzac et les académistes de cette école n’ont jamais l’idée que par la phrase, La Rochefoucauld lui-même, le strict penseur, sacrifie au mot. Ses lettres à Mme de Sablé, dans le temps de la confection des Maximes, nous le montrent plein de verve, mais de préoccupation littéraire aussi ; c’était une émulation entre elle et lui, et M. Esprit, et l’abbé de La Victoire : « Je sais qu’on dîne chez vous sans moi, écrivait-il, et que vous faites voir des sentences que je n’ai pas faites, dont on ne me veut rien dire… » Et encore, de Verteuil où il était allé, non loin d’Angoulême : « Je ne sais si vous avez remarqué que l’envie de faire des sentences se gagne comme le rhume : il y a ici des disciples de M. de Balzac qui en ont eu le vent et qui ne veulent plus faire autre chose. » La mode des maximes avait succédé à celle des portraits : La Bruyère les ressaisit plus tard et les réunit toutes les deux. Les post-scriptum des lettres de La Rochefoucauld sont remplis et assaisonnés de ces sentences qu’il essaie, qu’il retouche, qu’il retire presque en les hasardant, dont il va peut-être avoir regret, dit-il, dès que le courrier sera parti : « La honte me prend de vous envoyer des ouvrages, écrit-il à quelqu’un qui vient de perdre un quartier de rentes sur l’hôtel-de-ville ; tout de bon, si vous les trouvez ridicules, renvoyez-les moi sans les montrer à Mme de Sablé. » Mais on ne manquait pas de les montrer, il le savait bien. Courant ainsi d’avance, ces pensées excitaient des contradictions, des critiques. On en a une de Mme de Schomberg, cette même Mme d’Hautefort, objet d’un chaste amour de Louis XIII, et dont Marsillac, au temps de sa chevalerie première, avait été l’ami et le serviteur dévoué : « Oh ! qui l’aurait cru alors, pouvait-elle lui dire ; et se peut-il que vous vous soyez tant gâté depuis ? » On leur reprochait aussi de l’obscurité ; Mme de Schomberg ne leur en trouvait pas, et se plaignait plutôt de trop les comprendre ; Mme de Sévigné écrivait à sa fille en lui envoyant l’édition de 1672 : « Il y en a de divines ; et, à ma honte, il y en a que je n’entends pas. » Corbinelli les commentait. Mme de Maintenon, à qui elles allaient tout d’abord, écrivait en mars 1666 à Mlle de Lenclos, à qui elles allaient encore mieux : « Faites, je vous prie, mes complimens à M. de La Rochefoucauld, et dites-lui que le livre de Job et le livre des Maximes sont mes seules lectures. »

  1. Huetiana, pag. 251.