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d’avoir à braver les dangers et les maux auxquels la guerre condamnait une armée pauvre et nue, opérant, par des saisons rigoureuses, dans un pays vaste, d’une richesse médiocre et d’une population rare. La fermeté et l’activité de son général y pouvaient suffire ; mais il eut à vaincre deux grandes difficultés, l’une militaire, l’autre politique, toutes deux particulières à sa situation.

C’est une infériorité à la guerre que de ne pouvoir risquer son armée. Les succès décisifs ne sont quelquefois possibles qu’à cette condition, et tous les capitaines célèbres ont su jouer le tout pour le tout. Washington ne le pouvait pas ; il eût craint d’anéantir en une fois tout l’espoir de l’insurrection américaine. Avec des troupes trop faibles et trop mal organisées pour être aisément maniables, il se voyait obligé de laisser passer cent occasions favorables de frapper un grand coup, car il y avait tel revers qui eût perdu sa cause et son pays. De là une perpétuelle contrainte, une vie d’abnégation et de sacrifice, insupportable à la tête d’une armée. Son esprit le portait naturellement à prendre en toute situation hasardeuse le parti d’une judicieuse audace. Il s’en abstenait et résistait à toute tentation de gloire. Presque toujours le plus hardi dans le conseil, il se résignait à l’avis qui risquait et obtenait le moins, et cet homme si entreprenant a laissé la renommée du plus prudent général. Dès le commencement des hostilités, il voulut tenter d’enlever Boston avec une poignée d’hommes. Tous ses officiers s’y opposèrent. Il céda et se borna à la guerre de position. C’est alors qu’il écrivait : « Si j’avais prévu les obstacles qui hérissent notre marche, si j’avais connu l’éloignement des vieux soldats pour rentrer au service, tous les généraux du monde ne m’auraient pas convaincu qu’il fallût ajourner une attaque sur Boston[1]. » Mais le plus souvent il se soumettait sans murmure à son impuissance, et se contentait de tenir la campagne sans courir la chance d’une victoire ou d’un échec. Cependant il sentait par intervalle la nécessité de ranimer l’ardeur de ses soldats et de ses concitoyens par une action d’éclat. Après avoir consumé des mois dans une stérile défensive, il risquait un engagement qui ravivait les couleurs du drapeau aux yeux de la nation, car il fallait qu’elle fût toujours contente de son armée.

La situation politique de Washington n’était pas moins difficile. L’esprit républicain est toujours défiant. Le pouvoir militaire inspirait des craintes à ceux-là qu’il devait sauver. Le peuple s’alarmait

  1. Lettre à Joseph Reed, 1775. Tome III de la traduction.