Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 21.djvu/158

Cette page a été validée par deux contributeurs.
154
REVUE DES DEUX MONDES.

à bord les hommes des chantiers et ceux des postes intermédiaires. Quelques furieux essayèrent de s’opposer à l’embarquement, mais on en fit aisément justice. Une ambulance avait été improvisée sur une île de la baie ; on l’évacua en faisant payer aux naturels une résistance insensée.

Cependant Crozet, qui avait succédé à Marion dans le commandement, ne voulait pas quitter la Nouvelle-Zélande sans s’être assuré qu’il ne laissait aucun Français vivant sur ces funestes parages. La mort du capitaine et de ses compagnons était une présomption, douloureusement fondée il est vrai, mais pas une certitude. On avait entendu dans les groupes ces tristes paroles : Tekouri mate Marion (Tekouri a tué Marion) ; mais aucune preuve matérielle du fait n’était acquise aux équipages. Un détachement bien armé marcha donc vers le village, théâtre présumé de la catastrophe. À l’approche des soldats de marine, les insulaires s’enfuirent, et l’on put voir de loin Tekouri revêtu du manteau de Marion, qui était de deux couleurs, écarlate et bleu. En fouillant dans les cabanes, on trouva la chemise ensanglantée du capitaine, les vêtemens et les pistolets du jeune lieutenant Vaudricourt, diverses armes du canot et des lambeaux de hardes des marins. Sur le sol gisaient le crâne d’un homme mort depuis quelques jours, auquel adhéraient des chairs à demi rongées, et une cuisse humaine dévorée aux trois quarts, affreux débris d’un horrible banquet. Dans un second village, où commandait un chef complice de Tekouri, on trouva de nouveaux vestiges, des entrailles humaines nettoyées et cuites, des chapeaux, des souliers, des sabres, des ustensiles européens. C’étaient plus de preuves qu’il n’en fallait pour corroborer de pénibles convictions : on mit le feu à ces cases inhospitalières, et les deux villages furent réduits en cendres. Marion eut son hécatombe.

Long-temps on put croire que le massacre de cet officier et de ses lieutenans n’avait eu d’autre cause que la férocité naturelle de ces peuples. On ignorait alors cette loi sauvage et terrible qui les régit, cet outou si analogue à la vendetta corse, et qui, perpétuant la vengeance, la rend héréditaire dans les tribus. Aujourd’hui l’on sait que Marion expia les fautes de Surville. Le Français paya pour le Français. Tekouri appartenait à la même tribu que le chef enlevé de vive force et d’une manière si barbare par les équipages de Surville. D’après le code des représailles, la tribu devait avoir une satisfaction ; elle l’eut par les mains de Tekouri et dans la personne de Marion. Malgré cette fin malheureuse, le nom du capitaine français