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LA TERREUR EN BRETAGNE.

se lève, tout travaille, tout se prépare enfin à soutenir la lutte qui va s’engager.

Ce bouleversement général n’avait néanmoins point interrompu mon commerce, qui s’alimentait du désordre même. Je n’avais point de spéculation suivie ; j’allais à la recherche des affaires comme les aventuriers du Nouveau-Monde à la recherche des castors ou des nids d’abeilles. Toujours muni d’une centaine de louis, somme considérable alors, vu la rareté du numéraire, je profitais de toutes les occasions d’achat ou de vente qui se présentaient, traitant aujourd’hui à Tréguier pour un chargement de faïence prise aux Anglais, demain à Lorient pour six mille paires de gants, confisquées je ne sais comment, et qui pourrissaient dans les magasins ; une autre fois à Saint-Brieuc, pour un lot de vieux fers auxquels on avait joint cent kilogrammes de plain-chant sur parchemin. L’échange des assignats, dont la dépréciation n’était point uniforme sur tous les points, me procurait aussi quelque bénéfice. J’avais soin seulement de laisser toujours les subsistances en dehors des spéculations que je hasardais : le nom d’accapareur, jeté par quelque imprudent ou quelque envieux, eût suffi pour me perdre. Renonçant aux gains faciles dont les confiscations et la misère publique offraient sans cesse l’occasion, je m’étais résigné à n’être qu’une sorte de colporteur, toujours en quête et en chemin, observant les besoins de chaque endroit pour y satisfaire, achetant ici ce qui manquait là, vendant aux riches, donnant aux pauvres, gagnant peu, en somme, sur chaque marché, mais renouvelant sans cesse mon capital.

Cette activité commerciale ne nuisait en rien à mon zèle de citoyen. Partout où j’arrivais, si un appel était fait aux patriotes, je laissais là toute autre affaire et j’allais m’offrir. Tel était alors le sentiment de confraternité, que l’on ne se regardait comme étranger nulle part. On n’appartenait pas à la garde civique de telle ou telle ville, mais à la république ; et quand le rappel des patriotes battait, on y allait sans songer à autre chose. Je pus me trouver ainsi, par aventure, au combat de Fouesnant et à celui de Savenay, où je reçus une légère blessure.

On venait d’entrer dans le mois de mars 1793 ; je regagnais Guingamp après une excursion qui m’avait conduit jusqu’à Nantes. J’appris par hasard à Dinan qu’il y avait à vendre une partie de bois à La Hunaudaie ; des demandes m’avaient été faites de Port-Brieux et de Vannes ; je résolus de pousser jusqu’à la forêt, pour voir l’acquéreur de la dernière coupe.