Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/857

Cette page a été validée par deux contributeurs.
853
LES JOURNAUX CHEZ LES ROMAINS.

(disons-le sans injure) voleur et compilateur, qui prenait leurs bons articles aux divers journaux français, qui en traduisait à son tour des principaux journaux anglais et allemands, et qui en donnait aussi quelques-uns de son cru, de sa rédaction propre. Voilà un assez bel idéal de plan, ce semble. L’Esprit des Journaux le remplissait très bien. Que n’y ai-je pas retrouvé dans le petit nombre d’années que j’en ai parcourues ! Nous allons oubliant et refaisant incessamment les mêmes choses. Cette toile de Pénélope, dans la science et la philosophie, amuse les amans de l’humanité, qui s’imaginent toujours que le soleil ne s’est jamais levé si beau que ce matin-là, et que ce sera pour ce soir à coup sûr le triomphe de leur rêve. Savez-vous qu’on était fort en train de connaître l’Allemagne en France avant 89 ? Bonneville et d’autres nous en traduisaient le théâtre. Cette Hroswita, si à propos ressuscitée par M. Magnin, était nommée et mentionnée déjà en plus d’un endroit ; sans l’interruption de 89, on allait graduellement tout embrasser de l’Allemagne, depuis Hroswita jusqu’à Goethe. Les poésies anglaises nous arrivaient en droite ligne ; les premiers poèmes de Crabbe étaient à l’instant analysés, traduits. Savoir en détail ces petits faits, cela donne un corps vraiment à bien des colères de La Harpe, aux épigrammes de Fontanes. L’Allemagne de Mme de Staël n’en est pas moins un brillant assaut, pour avoir été précédé, avant 89, de toutes ces fascines jetées dans le fossé. Mon Esprit des Journaux me rendait sur Buffon[1] des dépositions originales qui ajouteraient un ou deux traits, je pense, aux complètes leçons de M. Villemain. Dans une préface de Mélanges tirés de l’allemand, Bonneville (et qui s’aviserait d’aller lire Bonneville si on ne le rencontrait là ?) introduisait dès-lors cette manière de crier tout haut famine et de se poser en mendiant glorieux, rôle que je n’avais cru que du jour même chez nos grands auteurs. Jusqu’à plus ample recherche, c’est Bonneville qui a droit à l’invention. Mais on était encore en ces années dans l’âge d’or de la maladie, et un honnête homme, Sabatier de Cavaillon, répondant d’avance au vœu de Bonneville, adressait, en avril 1786, comme conseils au gouvernement, des observations très sérieuses sur la nécessité de créer des espions du mérite[2]. « Épier le mérite, le chercher dans la solitude où il médite, percer le voile de la modestie dont il se couvre, et le forcer de se placer dans le rang où il pourrait servir les hommes, serait, à mon avis, un emploi utile à la patrie et digne des meilleurs citoyens. Ce serait une branche de police qui produirait des

  1. Juin et juillet 1788.
  2. Esprit des Journaux, avril 1786 (extrait du Journal Encyclopédique.)