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ce palais, dont il reste seulement quelques débris incertains, et où s’écoulèrent les premiers jours de Francesca. C’est alors, dit-on, qu’il immortalisa les malheurs de la fille des Polentani pour consoler son vieux père. Mais il est peu vraisemblable qu’il ait attendu si longtemps pour raconter un évènement tragique arrivé bien des années auparavant, et qui se trouve dans l’un des premiers chants de son poème.

S’il était possible de se laisser distraire un moment du pathétique inimitable de ce récit par l’admiration de beautés inférieures, on remarquerait la justesse du trait rapide par lequel Dante caractérise avec son bonheur ordinaire la nature des lieux. « La terre où je suis née, dit Francesca, est située sur cette plage où, pour trouver à se reposer, le Pô descend à la mer avec son cortège de rivières[1]. »

Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour reconnaître l’exactitude topographique de cette dernière expression. En effet, dans toute la partie supérieure de son cours, le Pô reçoit une foule d’affluens qui convergent vers son lit : ce sont le Tésin, l’Adda, l’Olio, le Mincio, la Trebbia, la Bormida, le Taro, noms qui reviennent si souvent dans l’histoire des guerres du XVe et du XVIe siècle, et qui ont reçu de nos armes une plus récente et encore plus durable célébrité.

Du reste, on ne trouve à Ravenne aucun monument contemporain de Dante, ou qui se rattache à lui par quelque allusion ou quelque souvenir. Le moyen-âge est à peu près absent de Ravenne ; presque tout est du Ve ou du VIe siècle. Ravenne est un échantillon de Byzance sous Justinien. À Constantinople, il n’y a guère de byzantin que Sainte Sophie ; mais à Ravenne il y a Saint-Vital, construit d’après le même type, et où des mosaïques contemporaines nous montrent les images de Justinien et de Théodora. Il y a le tombeau de l’exarque Isaucius, le caveau funèbre où Galla Placidia dort entre son frère l’empereur Honorius et son fils l’empereur Valentinien, et dont les mosaïques, parfaitement intactes, sont presque aussi fraîches qu’au jour où l’on traça leurs brillans dessins ; enfin le mausolée de Théodoric, le barbare civilisé et civilisateur. On y voit l’intention d’imiter les mausolées d’Auguste et d’Adrien. La voûte est taillée dans un immense bloc de rochers ; on dirait un tumulus scandinave jeté sur une cella romaine ; monument extraordinaire dans lequel les habitudes sauvages des anciens Goths s’allient aux conceptions de l’architec-

  1. Inf., c. V, 99.