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VOYAGE DANTESQUE.

de Padoue. Il n’y aurait rien d’impossible à ce que la sculpture eût reproduit cette association, ou plutôt ce contraste, du tyran local et du saint national, dont la peinture offre plus d’un exemple.

Le souvenir d’Ezelino semble planer sur l’enceinte vaste et solitaire de Padoue. On dirait que depuis lui elle n’est pas encore repeuplée. Il me semblait sentir la présence invisible de ce redoutable mort, quand j’errais le soir, perdu à plaisir, dans les quartiers écartés et les rues silencieuses, tantôt traversant des champs cultivés, tantôt m’enfonçant sous de longs portiques et longeant des rues interminables. Puis j’arrivais au bord de la Brenta, torrent rapide et fangeux, encaissé entre des berges abruptes, et qui, malgré la douceur de son nom, a un faux air du Tibre. Je m’asseyais sur un des ponts qui la traversent (non celui qui est construit en fil de fer, mais celui qui a une base romaine), et je regardais de loin la tour de la Specola, bâtie sur l’emplacement des prisons d’Ezelino. En la regardant, je ne pensais pas au cercle mural et au sextant de l’observatoire. Je relevais par la pensée la vieille et formidable tour d’Ezelino. C’était elle que je voyais se dresser comme un fantôme et se réfléchir dans les eaux troublées de la Brenta. J’écoutais le bruit de ces eaux qui fuyaient sous un rayon de la lune, tandis que vibraient à mon oreille les trompettes d’un régiment tyrolien, comme pour me dire que, si Ezelino n’y était plus, les gibelins et les Allemands étaient toujours là.

RIMINI.

Une roue cassée me força de faire à pied la dernière lieue de route avant d’arriver à Rimini. Le soleil venait de se coucher dans l’Adriatique ; à l’horizon, une vapeur rose unissait la mer et le ciel, tandis qu’à ma gauche déjà les montagnes étaient attristées par les teintes violettes du firmament, que la nuit assombrissait. À cette heure brillante et mêlée de ténèbres, au bord de cette mer dont le murmure mélodieux et mélancolique semblait m’apporter à la fois des soupirs d’amour et des gémissemens, j’éprouvais cette émotion suavement douloureuse que porte au cœur le récit tendre et triste de Francesca. La poésie humaine n’a rien de plus simple et de plus profond, de plus pathétique et de plus calme, de plus chaste et de plus abandonné que ce récit. On n’en peut rien dire ; il faudrait le citer. Mais qui peut s’intéresser à un voyage tel que celui-ci, et n’avoir pas présens à la mémoire les plus beaux vers peut-être de la Divine Comédie ?