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VOYAGE DANTESQUE.

leurs compatriotes en livrant la porte de Scée ; on expliquait ainsi comment ils avaient échappé au désastre général[1].

Chose étrange ! Dante, en ce qui concerne Anténor, ne s’en est point tenu au récit de Virgile, de Virgile son guide, son maître, duquel il dit avoir appris l’art des vers, et qu’il n’entendait pas toujours très bien[2]. Il a reproduit la tradition qui fait d’Anténor un traître, il a même appelé l’enfer des traîtres Antenora. C’est une preuve remarquable de la vogue et de l’empire qu’avaient les versions romanesques de la guerre de Troie qu’ont suivies Boccace, Chaucer et Shakespeare[3]. Cependant la tradition populaire de Padoue, quelque fabuleuse qu’elle puisse être, est restée plus purement virgilienne et classique. Par respect pour le fondateur mythique de la ville, elle a repoussé les inventions postérieures et mensongères adoptées par Dante.

Dante habita Padoue pendant son exil, on sait même que sa demeure était près de Saint-Laurent, là où est aujourd’hui le cabinet littéraire. Je dois à l’obligeance d’un jeune écrivain de Venise fort distingué, M. de Boni, l’indication d’un contrat trouvé par lui sur un parchemin, dans les archives des comtes Papafava, et portant à la date de 1306 les paroles suivantes : Fuit e testimoniis Dantinus de Alighieriis qui nunc habitat Patavii in contractâ Santi-Laurentii.

Dantinus est singulier, et pourrait aussi s’entendre du fils de Dante, qui vint le rejoindre dans son exil, et dont le tombeau est à Vérone. Mais il est certain que Dante est venu à Padoue. On sait même qu’il y a été amoureux. La dame de Padoue qui fut aimée par Dante s’appelait Madona Pietra di Scrovigni. Le poète n’a pas oublié de nous apprendre quelles étaient les armes des Scrovigni[4]. Le blason était une science aristocratique, et Dante a toujours grand soin

  1. Peut-être aussi était-ce une allusion à quelque arrangement d’Énée avec les Grecs, car les Grecs ont certainement pris Troie ; mais il n’est pas sûr qu’ils l’aient détruite. Un vers de l’Iliade (chant XX) dit qu’Énée et ses descendans y régneront à jamais. Le sujet de l’Énéide serait donc entièrement imaginaire et n’aurait d’autre fondement que la vanité nationale des Romains.
  2. Dante a fait un singulier contresens en traduisant ce vers célèbre :

    Quid non mortalia pectora cogis
    Auri sacra fames.

    Le mot sacra l’a trompé, et il a cru qu’il s’agissait ici de l’invention des arts, à laquelle l’homme a été conduit par le besoin de se nourrir.

  3. La Thébaïde ; Polémon et Arcite ; Troïlus et Cressida.
  4. Inf., c. XVII, 64.