Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/764

Cette page a été validée par deux contributeurs.
760
REVUE DES DEUX MONDES.

porter un nom que personne ne devrait porter après celui qui en a fait la gloire. Il déplaît à la postérité que ce nom, propriété de l’homme célèbre, descende à sa race obscure ; l’héritage semble une usurpation. Il n’y a pour l’imagination qu’un Dante Alighieri ; pourtant il y en a eu plusieurs dans la réalité. La famille du poète se fixa à Vérone et s’y maintint pendant deux ou trois générations. Le dernier rejeton de la ligne masculine qui provenait du grand poète, a fait élever, dans une chapelle de l’église de San Fermo, deux monumens aux deux autres fils de Dante. Sur l’un des tombeaux on lit : À Pierre Alighieri Dante III, savant dans le grec et le latin, époux incomparable ; — sur l’autre : À Louis Alighieri Dante IV, jurisconsulte orné de toutes les vertus. — Malgré ces pompeuses épitaphes, et bien que l’un des deux frères fût un époux incomparable, titre auquel son père n’eût peut-être osé prétendre, on n’est pas fâché de savoir que la famille a fini avec ces deux savans hommes, et qu’on n’est pas exposé à rencontrer le signore Dante enseignant les racines grecques ou les institutes. Une seule chose me plaît dans les inscriptions funéraires que je viens de rapporter, c’est le chiffre placé après le nom illustre : Dante III, Dante IV ; on dirait une dynastie[1].

Les filles de Dante moururent religieuses à Vérone ; j’aime mieux cette fin que l’autre. La réputation est mesquine après la gloire. Il n’y a qu’un moyen de se tirer de là ; c’est de s’humilier avec bonheur devant la renommée paternelle, de s’écrier comme Hippolyte et Louis Racine :

Et moi, fils inconnu d’un si glorieux père.

Mais l’obscurité du cloître ne messied pas à un nom entouré du respect de la postérité. Un tel nom se cache noblement dans les saintes ténèbres du sanctuaire. Ce n’est pas descendre de la gloire que s’élever à Dieu.

Une de ces traditions sans preuves dont j’ai parlé plus haut veut que le Purgatoire ait été composé à Gargagnano, près de Vérone. Le Purgatoire fut probablement écrit par Dante à plusieurs reprises, dans les diverses contrées où le porta successivement l’exil. Mais j’aurais visité avec respect cette habitation où la comtesse Serego-Alighieri avait rassemblé une bibliothèque des plus rares et des meil-

  1. Un sentiment pareil animait le comte Nogarola quand il écrivait à un des fils de Dante, provéditeur à Vérone, en 1330 : « Cum verò in summo honore haberetur Dantes præclarus auctor nobilitatis tuœ. »