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VOYAGE DANTESQUE.

cour de Vérone. Dante répondit fièrement : Ceux là se plaisent qui se ressemblent.

Le fait est peu certain ; mais ce qui est probable, c’est que l’illustre et ombrageux exilé dut par momens souffrir de sa situation auprès de ses redoutables hôtes. Il a déposé le souvenir de ces amertumes dans les vers admirables et tant de fois cités :

Tu proverai etc.[1].
« Tu connaîtras combien le pain de l’étranger est amer, et combien il est dur de monter et de descendre l’escalier d’autrui. »

Mais il faut remarquer que, par un noble sentiment de reconnaissance, Dante n’a exprimé qu’une plainte générale sans désigner personne ; car je ne puis croire qu’il ait caché sa vengeance dans un jeu de mot[2], allusion sans dignité qui gâterait pour moi les beaux et simples vers du poète.

L’empreinte gigantesque des Scaliger est encore sur Vérone, où ils ont régné plus d’un siècle. C’est l’un d’eux (Can-Grande II en 1555) qui a bâti en trois ans le castel Vecchio, cet édifice encore debout et intact avec ses énormes murs de briques presque sans fenêtres et ses deux grandes tours carrées, forteresse colossale du moyen-âge.

Dans plusieurs églises, on voit des tombes qui portent sculptée l’échelle, armoirie parlante des Scaliger et symbole de l’ascension rapide de leur fortune ; ils y joignaient l’aigle impérial, le saint oiseau, comme dit Dante, c’est-à-dire l’oiseau des césars, ces représentans sacrés de Dieu sur la terre, selon le système politique de gibelinisme mystique et providentiel que l’exilé s’était fait.

Il y a à Vérone une rue de la Scala, une place de la Scala, et une église qui s’appelle Sainte-Marie-de-la-Scala. Enfin les monumens funèbres des Scaliger sont un des restes les plus imposans et les plus curieux du moyen-âge, et laissent bien loin derrière eux le fabuleux tombeau de Juliette.

L’art gothique n’a rien de plus riche et de plus hardi que trois de ces mausolées. Le plus simple est consacré à Can-Grande, l’hôte de Dante, les deux autres à deux princes de sa race : ceux-ci, plus somp-

  1. Parad., c. XVII, 18.
  2. Lo scendere e lo salir per l’altrui scale.

    Dans ce vers, le mot scala serait une allusion maligne au nom et aux armes de Scaliger.