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VOYAGE DANTESQUE.

L’année qui fut si décisive dans son existence marquait une époque unique dans les fastes de la chrétienté. C’était la dernière année du XIIIe siècle et celle du premier jubilé ; il n’est donc pas surprenant qu’à ce double titre elle ait frappé l’imagination de Dante, et qu’il ait daté sa vision de cette année mémorable et fatale. Lui-même a exprimé l’impression que produisit sur lui le spectacle de la foule immense qui allait et venait le long du Pont-Saint-Ange, d’un côté vers le château et vers Saint-Pierre, de l’autre vers le mont[1]. Le mont était probablement le Monte-Giordano, élévation peu considérable qui maintenant a presque disparu sous les édifices modernes, par suite de cet exhaussement du sol dont Rome offre tant d’exemples.

Un spectacle à peu près semblable s’est renouvelé de nos jours : malgré la différence des temps, malgré le double obstacle qu’opposaient au concours des pèlerins le refroidissement de la foi religieuse et les inquiétudes de la politique, l’affluence a été considérable au jubilé de 1825. Seulement, on peut croire que le jubilé de 1300 était plus poétique ; Rome surtout l’était davantage. Alors le Pont-Saint-Ange, qui s’appelait pont de Saint-Pierre, n’était point orné par les anges minaudiers du Bernin. Un portique immense conduisait du pont jusqu’à la basilique[2] ; le long de ce portique se pressait la multitude venue de tous les points de l’Europe pour cette grande pompe de la papauté. Perdu, coudoyé dans la foule, marchait le poète qui devait donner à cette solennité une gloire que personne ne soupçonnait, en y rattachant une œuvre dont lui-même ne savait pas encore le nom. Parmi tous ces milliers de créatures humaines destinées à l’oubli, il y en avait une dont le souvenir devait remplir les siècles.

Il reste à Rome un monument contemporain de cet évènement célébré par Dante, c’est une peinture attribuée au Giotto, et qui se trouve derrière un des piliers de Saint-Jean-de-Latran ; on y voit Boniface annonçant au peuple le jubilé. Le portrait du pape doit être ressemblant. J’ai reconnu dans cette physionomie épicurienne, où il y a plus de finesse que de force, la statue que j’avais vue couchée sur le tombeau de ce pape, dans les souterrains du Vatican.

Grégoire VII ou Alexandre III ne devait pas avoir ce visage-là ; on y sent la papauté déchue de la force et de la grande ambition à la

  1. Inf., c. XVIII, 28.
  2. On peut croire qu’il existait encore, car on sait positivement qu’il était debout au XIIIe siècle.