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REVUE. — CHRONIQUE.


Théâtre-FrançaisMlle Rachel a reparu avant-hier sur la scène, dans le rôle d’Émilie de Cinna. Jamais public à la fois plus nombreux et plus choisi n’a accueilli avec plus d’enthousiasme, on pourrait dire avec plus d’affection, une artiste justement aimée ; jamais aussi la jeune et charmante tragédienne ne s’est montrée mieux inspirée. Pendant une assez longue maladie, qui heureusement n’était pas si grave qu’on l’a dit, des bruits inquiétans avaient circulé. On avait craint que Mlle Rachel ne pût jouer de l’hiver ; on avait dit que sa voix avait perdu de cette force, de cet accent pénétrant qui a tant de grace et de puissance. Hâtons-nous de déclarer qu’il n’en est rien, et que la voix n’est pas plus changée que le talent. Émilie a reparu dans tout son éclat, dans toute la simplicité de sa grandeur, dans toute l’énergie de sa passion. Nous n’avons rien à redouter pour l’admirable et précieux talent qui nous a rendu Corneille et Racine, et, grace au ciel, nous n’aurons, cette fois encore, qu’une occasion de plus de dire aux nouvellistes de mauvais augure, comme aux critiques de mauvaise volonté :

Les gens que vous tuez se portent à merveille.

Mlle Rachel, du reste, n’a qu’à se féliciter des inquiétudes qu’on nous avait inspirées ; ces inquiétudes lui ont valu les applaudissemens qui l’ont d’abord saluée à son entrée, puis qui se sont constamment prolongés durant tout le cours de la pièce. On peut l’affirmer sans rien retrancher à la gloire de l’artiste, car qu’il y a-t-il de plus naturel et de plus doux pour l’artiste lui-même que ces témoignages unanimes que rien ne peut rendre suspects ? La modestie avec laquelle Mlle Rachel a revu ces témoignages, et la manière dont elle a montré que l’enivrement d’un triomphe ne lui faisait rien perdre de son calme ni de sa force, sont au-dessus de tout éloge. Plus applaudie que de coutume, elle a prouvé qu’elle méritait de l’être, et il y a dans ce difficile effort autant de bon sens que de talent. Aussi jamais le timide Cinna n’a-t-il été traité d’esclave plus rudement qu’avant-hier ; jamais le pauvre Maxime ne s’est-il entendu dire en levant les épaules avec plus de dédain : « Allons, Fulvie, allons ! » Mais en même temps jamais Émilie n’a prononcé avec une expression plus tendre et plus touchante ces vers si beaux qui finissent ainsi :

Mais je vivrais à toi, si tu l’avais voulu.

On ne reconnaît pas assez à Mlle Rachel la faculté de rendre de tels sentimens. La cause en est peut-être que son premier rôle a été celui d’Hermione, personnage odieux qui n’a jamais l’air tendre, même quand il l’est réellement, parce qu’il se montre toujours plus méchant qu’il n’est à plaindre. Le public s’est habitué à ne voir guère la jeune artiste que sous le semblant d’un caractère farouche, presque intraitable, et peut-être Mlle Rachel elle-même s’est-elle, de son côté, trop accoutumée à se laisser voir ainsi. Il n’en est pas moins vrai qu’elle est, quand elle veut, aussi passionnée, aussi tendre, — si tendresse il y a, — que Corneille, qui, il est vrai, ne l’est pas souvent ; mais arrêtons-nous là : il ne faut pas, même pour louer justement, dire du mal des maîtres, et il faut,