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Après lui, il n’y a plus d’individus ; il y a ce que nous voyons aujourd’hui, il y a des partis, c’est-à-dire des hommes qui, se trouvant trop petits pour lutter seuls contre les évènemens, se réunissent, se serrent les uns contre les autres, cherchant à se faire une force. Ont-ils de la durée ? L’Angleterre a vécu pendant cent ans et plus avec ses whigs et ses tories ; mais maintenant combien de partis naissent, vivent et meurent dans l’espace de dix ans ! Les partis aujourd’hui n’ont guère plus de force et de durée que les individus.

Et si de l’action en politique nous passons à la pensée, que voyons-nous ? La même chose. Il n’y a plus de livres, plus d’Esprit des Lois, plus de Contrat social ; il y a des journaux. Or, qu’est-ce qu’un journal ? Est-ce la pensée d’un individu ? est-ce une personne ? Non, c’est un être de raison, c’est une pure abstraction. Il n’a point de nom, sinon un nom de guerre. Un journal, c’est un parti la plume à la main. Ce n’est personne. Qu’est-ce qui écrit dans les journaux ? tout le monde. On dit que dans l’antiquité tout le monde était poète, tout le monde chantait ; puis un jour ces chants épars, ces pensées populaires, se réunissant, faisaient l’Iliade ou l’Odyssée. Les journaux sont de même ; ils se font comme se faisaient autrefois les poèmes épiques. Ce sont les épopées de notre temps, faites comme les épopées antiques par des rapsodes ignorés, et qui, comme ces épopées, représentent aussi la pensée des peuples.

— Oui, mais quoique rapsode, mon cher ami, je doute fort que la postérité s’inquiète jamais de lire ces Iliades-là.

Cette conversation donne une idée de la manière dont Gans, dans ses entretiens, rapportait à ses idées générales les évènemens et les choses du jour, mêlant sans cesse la philosophie spéculative à la politique quotidienne. Elle peut aussi faire connaître son opinion sur la marche et sur le but de notre siècle. Il croyait à l’unité future du monde européen ; partout il en voyait les signes et les symptômes. Avec une sagacité ingénieuse et systématique, il discernait dans les plus petits faits de la littérature et du théâtre leur rapport avec la pensée générale du siècle. Je me souviens à ce sujet d’un article fort spirituel qu’il inséra dans un journal de musique de Berlin, à l’occasion du succès que Mlle Sontag, déjà mariée, déjà presque reconnue comtesse, obtint à Berlin en 1830. Ce fut la dernière fois qu’elle se montra, je crois, sur la scène, et ce fut son dernier triomphe ; mais il fut grand. À Berlin, ce fut presque un évènement public. À ce titre, Gans s’en occupa, et l’expliquant dans le sens de ses idées philosophiques : « À examiner de près le succès de Mlle Sontag, on