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LETTRES DE GANS.

souvenir de sa mort prématurée, — quand, rentrant à Berlin, nous vîmes dans les boutiques des marchands de gravures, qui sont sous les tilleuls, le portrait de Napoléon. Ce portrait était partout exposé en Prusse à cette époque, comme dans toute l’Allemagne, comme dans tout le monde. L’ère des querelles contemporaines était fini, et la postérité commençait.

— Tenez, dis-je à Gans, voilà un homme qui relève un peu l’individu que votre système sacrifie.

— Oui, reprit Gans vivement ; mais aussi c’est la dernière des individualités, et c’en est la plus grande, et encore je trouve beaucoup à redire de ce côté. Il semble que Napoléon a imposé au monde sa propre fortune et fait de sa destinée la destinée de l’Europe. Il a saisi hardiment la révolution française, et l’a amenée, moitié docile et moitié frémissante, au pied de son trône impérial. Du haut de ce trône, il a changé l’Europe, il a bouleversé les dynasties. De plus, voyez-le dans son malheur : sa personne s’y dessine mieux encore peut-être que dans la prospérité. Son adversité, gigantesque comme sa fortune, a je ne sais quel relief et quel éclat qui n’appartient qu’à lui. Il a son sort et sa renommée à part entre tous les grands infortunés, comme il l’a entre tous les conquérans. Exilé à Sainte-Hélène, dans une île déserte, entre deux mondes, c’est là qu’il meurt sous les yeux de l’univers ; et ce tombeau sur une roche éloignée, sous un autre ciel, cette sépulture lointaine, a quelque chose de mystérieux qui achève et qui couronne l’étrangeté merveilleuse de sa vie. Et cependant, mon cher ami, cet homme qui a semblé faire pendant quinze ans la destinée du monde, cet homme a subi aussi la loi de notre siècle ; il n’a pas pu échapper à cette condition : il a suivi les évènemens plutôt qu’il ne les a guidés ; il a exécuté les décrets de la Providence, mais il n’a rien créé qui soit l’œuvre de sa volonté ; et, chose remarquable, tout ce qu’il a voulu faire contre la loi du siècle et l’esprit du temps, ses grands fiefs militaires, ses majorats, ses trônes en Espagne, en Italie et en Allemagne, tout ce qui enfin n’était que lui, s’est écroulé avec lui ! Que de choses, au contraire, il a faites sans prévoir leur suite, qui ont survécu à sa puissance ! que de choses viennent de lui, et qu’il ne voulait pas ! Il a coupé, découpé, morcelé l’Allemagne selon sa fantaisie, et l’Allemagne est sortie de ses mains plus unie et plus forte. Il a voulu anéantir la Prusse, et en 1814 la Prusse est plus puissante que sous le grand Frédéric. Ainsi Napoléon lui-même a suivi la nécessité des choses ; ainsi les évènemens ont été plus forts que lui, sinon plus grands.