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LETTRES DE GANS.

seul, et, s’il se trompe, il ira sans être arrêté ni averti jusqu’au bout de son erreur ; le causeur est corrigé à l’instant par son interlocuteur.

« Vous autres Français, me disait un jour Gans, vous avez le génie oratoire. » Depuis que j’ai assisté régulièrement aux séances de nos assemblées, il m’est bien venu quelque doute sur cette vérité. Mais ce n’était pas seulement des orateurs que Gans voulait parler ; il entendait, disait-il, cette facilité éloquente qui donnait tant de grace à nos discours et à nos écrits. Le génie oratoire signifiait, pour lui, le génie de l’expression claire et nette, qui est vraiment le génie français, et Gans appréciait d’autant plus ce talent, qu’il l’avait, et que c’était là une de ses supériorités. En Allemagne, le caractère même de la langue et les habitudes de méditation nuisent souvent à la pensée des écrivains et des professeurs. Gans a presque le premier porté dans la chaire cette parole éloquente et vive qui remue l’auditoire et fait arriver l’instruction par l’émotion. C’était encore une habitude française transportée en Allemagne par cet esprit tout pénétré des idées françaises.

Quand nous avions causé pendant quelques heures de l’Allemagne, à mon grand profit : « Ça, me disait Gans avec une joie et une gaieté d’écolier qui court à la récréation, ça, causons un peu de la France ; » et alors, revenant en esprit à Paris, nous causions des hommes et des choses de ce temps qu’il connaissait aussi bien que moi. À ces momens, nous étions tellement de Paris, que je ne voudrais pas jurer qu’il n’y eût pas un peu de médisance dans nos causeries, ce qui n’était, après tout, disait Gans, que pour leur ôter leur goût de terroir allemand. J’ai retrouvé dans son Coup d’œil rétrospectif sur les personnes et les circonstances (Ruckblicke auf Personen und Zustande, Berlin, 1836), j’ai retrouvé bien des traits de nos conversations de Berlin. « Je connaissais la France, me disait Gans en me parlant de son premier voyage à Paris ; j’avais beaucoup étudié vos auteurs ; enfant, j’avais vu Napoléon à Berlin, et après la guerre, malgré les rancunes qui avaient survécu à la lutte, la France ne cessait de m’attirer, persuadé comme je l’étais qu’en dépit de ses défaites, c’était elle encore qui avait l’initiative dans le monde. Mes lectures et mes conversations m’avaient familiarisé avec tout ce qu’il y a d’important à Paris. Je savais même le nom de vos rues et de vos quartiers ; je connaissais les hommes, l’état des partis et les diverses écoles littéraires. Cependant il me manquait une notion essentielle, il me manquait d’avoir vu la France dans son ensemble. C’était après cela seulement que je pouvais rassembler toutes mes notions particulières, en faire