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EXPÉDITION AU SPITZBERG.

noirs, aux angles déchirés. À les voir ainsi isolés l’un de l’autre, debout dans l’espace, on croirait voir autant d’îles sortant d’un océan de neige.

Cependant nous avions atteint le 79e degré de latitude, et nous commencions à approcher de notre but. Le 31 au matin, nous vîmes apparaître les hautes montagnes entre lesquelles se trouve la baie de Hambourg, et un peu plus loin la baie de Magdeleine, où nous voulions aborder. Mais le vent était toujours contraire, la brume menaçait à chaque instant de nous entraver dans notre marche. Un rayon de soleil fugitif luisait sur notre tête, puis s’éclipsait aussitôt pour faire place à de lourds nuages d’où tombaient des flocons de neige. Le pilote nous disait, en voyant ce temps orageux, que l’été n’était pas encore venu. Il est possible qu’il vienne parfois récréer ces froides régions ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que cette année nous l’avons vainement attendu.

Enfin, après mainte et mainte bordée, nous entrâmes dans la baie de Magdeleine. Une petite île en marque l’ouverture. Un rocher la barre un peu plus loin, et deux longues lignes de montagnes aux cimes aiguës, aux flancs rocailleux, la bordent de chaque côté. Jusque-là nous n’avions point encore vu les glaces flottantes. C’était un fait singulier qui étonnait notre pilote lui même. Ordinairement les glaces s’avancent jusqu’à Beeren-Eiland, et quelquefois au-delà. Cette année, elles avaient été probablement poussées à l’est, et nous avions toujours suivi une autre direction. Mais bientôt d’énormes blocs vinrent contre le navire, poussés par la brise, entraînés par le courant. Les uns ressemblaient par leur lourde masse à des quartiers de roc ; d’autres avaient pris dans le frottement continu des vagues les formes les plus bizarres. Ceux-ci étaient arrondis comme un œuf, ceux-là taillés comme une pyramide. Il y en avait qui étaient creusés à leur base comme une voûte, d’autres qui, sur leur surface plane, portaient des arcs-boutans ou de longues tiges tordues pareilles à des rameaux d’arbres. Tous étaient d’une couleur bleue limpide qui se reflétait dans les vagues, et dont les nuances délicates variaient sans cesse avec l’ombre d’un nuage ou la clarté du jour. Nous passâmes entre ces masses pesantes comme entre des écueils. Pour éviter leur choc, le timonier était à chaque instant obligé de mettre la barre à tribord ou à babord. Par un effet d’optique que je ne puis expliquer, le fond de la baie paraissait tout près de nous, et, à mesure que nous avancions, semblait fuir en arrière. Vers quatre heures, nous doublâmes la pointe d’une presqu’île, et nous jetâmes l’ancre dans un bassin arrondi, où tout semblait devoir nous garantir des vents. Je ne saurais dire quel profond saisissement, quel mélange de terreur et d’admiration j’éprouvai à la vue des lieux où nous allions nous installer pour plusieurs semaines. C’était là ce Spitzberg que je désirais tant voir, cette terre étrange que j’avais d’avance cherché à me représenter dans mes rêves. Mes rêves étaient au-dessous de la réalité. De tous côtés je n’apercevais que des montagnes taillées à pic qui ont fait donner à ce pays le nom de Spitzberg[1],

  1. Montagne pointue.