Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/657

Cette page a été validée par deux contributeurs.
653
EXPÉDITION AU SPITZBERG.

de deuil et éclairé par une lampe sépulcrale. Nulle terre du Nord ne m’était encore apparue sous un aspect aussi lugubre, nulle île dépeuplée, ne m’avait encore fait concevoir une idée aussi effrayante d’un naufrage. Dans ce moment, nous tournions avec une sorte d’anxiété nos regards du côté de la Recherche, et notre cœur se dilatait à la vue de ces mâts se dressant comme des flèches au-dessus des vagues. C’était là notre refuge, c’était la demeure où nous retrouvions les souvenirs de France ; à défaut de tout ce que nous regrettions, c’était pour nous le foyer de famille, la retraite du cœur, la patrie.

Pendant que nous errions à travers la plaine déserte, une brume épaisse s’étendait sur les flots et commençait à nous envelopper. On tira de la Recherche trois coups de canon pour nous rappeler à bord, et nous retournâmes joindre nos bateaux, en traversant le même sol et les mêmes amas de neige. Cette île était autrefois très fréquentée par les pêcheurs ; maintenant les morses qu’on venait y chercher ont pris une autre direction. Les ours blancs n’y abordent plus qu’en hiver, portés sur les glaçons flottans qui se détachent de la pointe méridionale du Spitzberg. Les oiseaux de mer sont seuls restés fidèles à cette côte, comme pour proclamer, du haut de leurs pics de granit, avec leurs cris sauvages, la désolation de l’île entière. À peine étions-nous arrivés à bord de la corvette, que la brume envahit l’espace ; les rochers, les montagnes de Beeren-Eiland se voilèrent peu à peu, puis tout disparut. En regardant autour de nous, nous ne voyions plus que les flots battus par le vent ; il semblait que nous venions de faire un rêve, ou de visiter une terre emportée subitement par les enchanteurs.

Nous poursuivîmes notre route vers le nord, tantôt contrariés par le vent, fatigués par la pluie, cernés par la brume, tantôt récréés par un jour de calme, par l’aspect d’une teinte d’azur, qui, surgissant peu à peu sous le nuage, s’étendait au large et bientôt occupait toute la surface du ciel. Le 26, l’atmosphère était libre et pure. Nul brouillard ne flottait sur notre tête, nul vent n’agitait notre navire. La mer aplanie était parsemée de méduses brillantes comme de la nacre. Au-dessus de nous s’élevait un ciel large et bleu, tacheté seulement çà et là de quelques nuages légers pareils à des flocons de laine. Assis sur la dunette, nous regardions, dans une rêveuse nonchalance, ce tableau si différent de celui qui depuis quelques jours attristait nos regards, et parfois nous nous demandions si quelque fée ne nous avait pas ramenés, par un coup de baguette, sous le ciel méridional. Nous nous trouvions alors au 76e degré de latitude. À minuit, le soleil était à 5 degrés 26 minutes au-dessus de l’horizon, et projetait sur les vagues un large rayon de lumière pareil à une lame d’or et d’argent.

Le lendemain, toute cette magie d’un jour azuré avait disparu ; la mer était de nouveau inondée de vapeurs ; le thermomètre était descendu à 1 degré. Le soir, la neige tombait à flocons. À travers les vapeurs flottantes, nous distinguâmes dans le lointain le pic recourbé de Hornsund et les montagnes couvertes de neige qui l’entourent. De temps à autre, une baleine élevait au-dessus des vagues sa tête monstrueuse, et lançait dans l’air un jet d’eau qui